Ils se sont imposés progressivement, alors que nous étions remises du premier choc. Non seulement des catégories entières d’hommes s’habillent été comme hiver de la même façon (étrange caractéristique chez des gens qui d’habitude changent de vêtements au gré des saisons et pour de simples raisons de goûts personnels et de confort), mais chaque bouton, chaque rosette, chaque galon semble contenir un sens symbolique. Certains d’entre vous n’ont droit qu’à des boutons ordinaires, d’autres à des rosettes, certains peuvent arborer un galon, d’autres trois, quatre, cinq, six. Et chaque boucle, chaque galon est fixé à des intervalles précis selon des lois très strictes. Il peut s’agir d’un centimètre pour un homme, d’un centimètre un quart pour l’autre. Des règles régissent encore les fils d’or sur les épaules, le galon des pantalons, les cocardes des chapeaux – mais aucun regard ne peut assimiler toutes ces distinctions et moins encore les traduire correctement. Il y a, cependant, plus étrange encore que ces vêtements : les cérémonies au cours desquelles vous les portez. Et vous vous agenouillez par-ci, et vous saluez par-là ; ici vous suivez une procession derrière un homme qui porte un tisonnier d’argent ; là vous trônez sur une chaise sculptée ; ici vous semblez rendre hommage à un morceau de bois peint, là vous vous prosternez devant des tables recouvertes de riches tapisseries. Et, quel que soit le sens de ces cérémonies, vous les accomplissez toujours ensemble, toujours en cadence, toujours revêtus de l’uniforme correspondant à l’homme et à l’occasion.

Mais laissons de côté les cérémonies. Quel arsenal décoratif, votre habillement ! Et comme il nous semble étranger, oui, dès le premier abord ! Nos vêtements sont relativement simples : ils n’ont qu’une raison d’être – mis à part leur fonction première (couvrir le corps) –, d’abord créer de la beauté pour la joie des yeux ; ensuite, attirer l’admiration des hommes. Car jusqu’en 1919 (il y a de cela moins de vingt ans), une seule carrière nous était ouverte : le mariage ; d’où l’énorme importance du costume pour les femmes, une importance que l’on ne saurait exagérer. Il représentait pour nous ce que sont vos clients pour vous – l’habillement était notre principale, peut-être notre unique méthode pour devenir Lord Chancelier. Mais votre habillement à vous, si élaboré, répond évidemment à d’autres fonctions(21). Il ne couvre pas seulement la nudité, il ne flatte pas seulement la vanité, il ne crée pas seulement de la beauté, mais il sert à afficher votre statut social, professionnel ou intellectuel. Si vous permettez cette humble comparaison, vos vêtements remplissent l’office des étiquettes chez l’épicier. Mais ici, au lieu d’annoncer : « Voici de la margarine ; voici du beurre pur ; voici le meilleur des beurres sur le marché », ils annoncent : « Cet homme est intelligent – il est licencié ès lettres. Cet homme est très intelligent – il est docteur ès lettres. Cet homme compte parmi les plus intelligents – il est membre de l’ordre du Mérite. » C’est cette fonction-là, cette fonction publicitaire de vos vêtements qui nous paraît la plus singulière. De l’avis de saint Paul, une telle publicité était, du moins pour notre sexe, malséante et impudique. Il y a seulement quelques années, elle nous était tout à fait interdite. Et nous sommes toujours sous influence de cette tradition, nous persistons à trouver grotesque, barbare, d’exprimer une valeur, quelle qu’elle soit, intellectuelle ou morale, en arborant des morceaux de métal, des rubans, des capuchons ou des robes de couleur. Cela relève pour nous du même ridicule que les rites des sauvages. Une femme qui signalerait sa maternité au moyen d’une touffe de crin de cheval placée sur l’épaule gauche serait loin d’être un objet de vénération, convenez-en(22).

Mais quelle influence notre différence peut-elle avoir sur les problèmes en question ? Quel est le lien possible entre la splendeur vestimentaire des hommes cultivés et les photographies de maisons en ruine et de cadavres ? Le lien entre les vêtements et la guerre n’est certes pas difficile à découvrir ; vos tenues les plus belles, ce sont vos costumes militaires. Et, puisque le rouge et l’or, le cuivre et les plumes sont écartés du service actif, il faut bien conclure que cette splendeur, plus onéreuse qu’hygiénique, vise d’une part à conférer à son propriétaire toute la majesté de la fonction militaire, et d’autre part, à jouer sur la vanité des jeunes gens afin de les pousser à devenir des soldats.

Voilà donc un point sur lequel notre influence et notre différence peuvent jouer. Nous, qui n’avons pas le droit de revêtir de tels costumes, nous pourrions affirmer que leur spectacle ne nous plaît guère et ne nous impressionne pas ; que c’est au contraire un spectacle ridicule, barbare, déplaisant. Mais en tant que filles d’hommes cultivés, nous pouvons utiliser notre influence avec beaucoup plus d’efficacité dans une autre direction. Nous pouvons l’utiliser sur notre propre classe, celle des hommes cultivés. Car nous retrouvons chez eux, dans les cours et les universités, le même goût de la parure. Ici aussi foisonnent le velours, la soie, la fourrure et l’hermine. Hélas ! cette prospection, ce survol de la situation sont loin d’être encourageants.