TUE LA MORT
Gaston Leroux
TUE-LA-MORT
1920
édité par les Bourlapapey,
bibliothèque numérique romande
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PREMIER ÉPISODE :
L’AUBERGE DU
PETIT
CHAPERON ROUGE
I
La diligence d’Ena
Ce jour-là, l’express du Dauphiné était en retard d’une heure et demie. Les voyageurs qui en étaient descendus se précipitaient dans la cour de la gare pour y prendre la diligence qui faisait le service entre cette dernière station et les chemins de fer du Sud. Le conducteur, le bonhomme Rango, dont la face s’illuminait de tout l’alcool consommé pour charmer les loisirs d’une longue attente, les avertit :
– Mes braves gens, nous manquerons sûrement la correspondance du Sud et vous serez obligés de coucher à l’auberge du Petit-Chaperon-Rouge.
Ceci posé, il se cligna de l’œil à lui-même, exprimant ainsi son intime satisfaction de l’effet qu’il n’avait point manqué de produire ; de fait, pendant que, retourné vers ses bêtes impatientes qui agitaient leurs sonnailles, le conducteur semblait ne s’apercevoir de rien, il y avait derrière lui des protestations et de la consternation.
L’auberge du Petit-Chaperon-Rouge était bien connue dans la région frontière des Alpes où la légende lui avait fait une réputation redoutable. Dans les veillées, au fond des chaumières, on racontait, à son propos, des histoires qui donnaient le frisson : des voyageurs y avaient passé la nuit que l’on n’avait jamais revus !
Tantôt toute retentissante de mystérieuses ripailles, tantôt aussi fermée qu’un tombeau, elle se dressait comme une énigme à la sortie du bourg d’Ena (la Haine) sur le bord de la route qui longe les eaux souvent torrentueuses de la Bigiou, et non loin de l’endroit où cette rivière se jette dans les lugubres marécages de l’étang de San.
Quant à l’aubergiste, c’était maître Tullamore, surnommé à vingt lieues à la ronde Tue-la-Mort, parce que, contrebandier d’une audace incomparable, il échappait aux pires dangers. On racontait beaucoup de choses sur son compte : qu’il commandait à une véritable troupe de brigands ; certains, comme le secrétaire de la mairie, « Monsieur » Graissessac, le chargeaient dans le particulier de tous les méfaits qui se passaient dans le canton ; d’autres prétendaient que Tue-la-Mort était incapable de commettre un crime, et qu’il suffisait de le voir se promener, dans les rues d’Ena, donnant la main à sa petite Canzonette, une fillette d’une dizaine d’années que tous avaient surnommée le Petit Chaperon rouge en corrélation avec l’enseigne de l’auberge, pour être assuré que cet homme-là n’était point un assassin…
Quoi qu’il en pût être de toutes ces histoires, la perspective de passer la nuit sous le toit de Tue-la-Mort avait mis en rumeur la troupe des voyageurs. Cependant un jeune prêtre que personne ne connaissait et à qui nul n’avait « l’idée » d’adresser la parole, tant sa figure était rébarbative et son aspect peu « engageant », grimpa, sans rien dire, sur l’impériale où il s’assit sur la dernière banquette. Alors chacun prit place et Rango ayant allongé un coup de fouet à ses bêtes, l’équipage démarra dans un grand tintinnabulement.
Tout de suite, à l’intérieur comme à l’impériale, on ne s’entretint que de l’auberge du Petit-Chaperon-Rouge, ce qui se faisait généralement avec prudence car l’inimitié de Tue-la-Mort n’était point chose désirable.
Seul ce diable de Filippi osait tenir des propos pleins de superbe. Il n’y en avait que pour lui dans la diligence. C’était un petit sergent douanier, enfant du pays, mince et léger et souple comme une branche de sureau, qui avait juré de prendre Tue-la-Mort en flagrant délit de contrebande mais à qui l’aubergiste avait joué cent tours de sa façon ce qui, jusqu’alors, avait empêché notre homme de tenir son serment, de quoi il enrageait.
Les voyageurs écoutaient Filippi en hochant la tête ; pour un qui ricanait d’un air entendu, s’amusant de l’irritation du douanier contre un homme qui l’avait toujours roulé et contre une petite fille qui lui avait fait voir bien du chemin, les autres se gardaient de faire les malins.
– Visage d’âne ! grogna Filippi entre ses dents à l’adresse du rieur, un épais marchand de bestiaux qui n’ignorait rien de toutes les histoires d’Ena.
– Ça ne sert à rien de faire l’estrambalat (le malin), soupira une vieille femme sous son antique « couiffa », bonnet rond qui n’était plus de mode depuis plus d’un demi-siècle… et dans un dialecte archaïque qui n’avait plus cours qu’au pays d’Ena et dans la haute montagne… Tu pourrais bien te penti (repentir) ! Il y a des choses dont on ne doit pas rire… Tout de même, d’où ça vient-il, ce Tue-la-Mort ?
– Du diable ! répliqua net Filippi, et il y retournera !… je m’en charge !…
– Paraît que c’est un Corse ! fit entendre un voyageur de commerce. Moi, je vous dis ce qu’on raconte à la table d’hôte… Il se serait réfugié sur le continent à la suite de quelque affreux drame de famille. Traqué par la police, il aurait passé un mauvais quart d’heure s’il n’avait été sauvé par une petite troupe de contrebandiers dont, pour vivre, il partageait bientôt les exploits et dont il ne tardait pas à devenir le chef !
– On le prétend très malin, susurra timidement une voix dans le fond de la voiture. Depuis qu’il est aubergiste, il aurait mêlé à son affaire de contrebande toute une entreprise de rouliers !
– On le dit très riche ! reprit la vieille. Est-ce vrai, monsieur ?
– Pour riche, il l’est ! déclara Filippi, péremptoire ; sous des prête-noms, il a acheté pas mal de terres dans la commune. Mais Mandrin aussi était riche ! et il a mal fini ! Bouai ! bouai ! (Pouah ! pouah !)
– On dit, continua la vieille, qui était encore plus curieuse que peureuse, qu’il possède dans la montagne une vraie caverne d’Ali-Baba comme dans les contes de fées !…
– Pour des souterrains, ça n’est pas ce qui manque dans le pays, exposa Filippi d’un air sentencieux… Les « barbets » (anciens brigands des Alpes) en ont jadis creusé plus que nous n’en découvrirons jamais et Tue-la-Mort est un vrai garri (rat) mais Bouai ! bouai ! qui vivra verra ! Un jour luira où chacun pourra crier : Lou garri es en l’estoupa ! (le rat est dans l’étoupe… pour dire dans le pétrin).
À ce moment, la diligence arrivait au relais de Tina et les conversations se turent instantanément, car quelqu’un avait crié : « Tibério et la Chiffa ! »
C’était, en effet, le forgeron des Quatre-Chemins et sa femme, la plus belle fille des Alpes, qui ne craignait rien, disait-on, ni les gendarmes, ni les douaniers, ni surtout les amoureux… et que la légende mêlait à toutes les expéditions de Tue-la-Mort avec son mari… Elle jeta un regard noir dans la diligence et grimpa, leste, sur l’impériale, découvrant une jambe admirable.
Personne ne descendait. On allait repartir. On était trop pressé. Il n’y eut que Rango pour prendre le temps de vider un petit verre de blanche (eau-de-vie du pays) que Tibério lui offrit et dont le conducteur n’avait certainement pas besoin. Mais Rango avait pour accoutumé de dire que le plaisir de boire ne commençait à être appréciable que lorsqu’on n’avait plus soif. Autrement on ne fait que répondre à un besoin brutal de la nature, ce qui vous rabaisse au rang de l’animal.
La diligence repartit. Filippi voulut reprendre ses histoires, mais on se détourna de lui et même on le pria de se taire.
– Vous nous avez assez parlé de ce qui ne nous regarde point ! exprima la vieille.
Et chacun lui donna raison. Il semblait que la présence de Tibério et de la Chiffa, là-haut, pesât sur tous.
C’était un rude homme que ce Tibério, avec une belle barbe en or qui s’étalait en éventail sur un torse d’airain. Dans sa forge des Quatre-Chemins qui dominait la vallée, il tapait dur sur son enclume ; et alors les contrebandiers savaient ce que leur commandait l’écho de la montagne… racontait-on à Ena… On disait encore que la nuit, le feu de sa forge brillait comme un signal…
Il passait pour le second de Tue-la-Mort, son âme damnée, quoi ! Avec les deux aides du forgeron : le géant Fosco et Rusa-la-Ruse, Tue-la-Mort avait toujours sous la main une équipe à qui il pouvait tout demander, mais c’était peut-être encore là des histoires ! Si l’on avait ajouté foi à de naïfs racontars propagés par Graissessac ou Filippi, la moitié du pays aurait fait partie de la bande de Tue-la-Mort !
Depuis que le forgeron et la Chiffa avaient pris place sur l’impériale, Rango, sans doute excité par la présence de deux amis de l’aubergiste ou plus simplement parce que l’alcool qui lui chauffait le ventre exaltait ses sentiments de reconnaissance envers un homme qui ne l’avait jamais laissé manquer de tabac et qui tenait toujours en réserve pour lui quelque flacon de vieille « grappa », avait entrepris un éloge dithyrambique de Tue-la-Mort. À l’entendre, le contrebandier n’était rien moins que la providence d’Ena. Il avait rendu de fiers services à tout le monde et même aux plus huppés qui ne s’en vantaient point.
Tibério le laissait dire, affectant l’indifférence. La Chiffa avait un vague sourire énigmatique.
Quant au jeune abbé, toujours sombre et silencieux, son regard éteint s’allumait tout à coup, au nom de Tue-la-Mort, d’une flamme qui faisait ressortir encore la pâleur singulière de sa figure ravagée par quelque drame intime.
Comme Rango continuait sa litanie sur les bienfaits de Tue-la-Mort, la Chiffa, qui avait un fonds d’humeur gaillarde, laissa tomber :
– Eh ! tout de même, Rango ! Tue-la-Mort, ça n’est pas saint Vincent-de-Paolo !
Sur quoi, le conducteur, désignant du coin de l’œil le jeune abbé, jura entre ses dents :
– Maugrabeu ! (ventrebleu !), j’aimerais mieux rencontrer Tue-la-Mort au confessionnal que ce preire-là (prêtre) au coin d’un buosc (bois) !
II
L’auberge
Les ombres du soir commençaient de baigner le pied des monts quand la diligence arriva au haut de la côte, d’où l’on découvre la vallée de la Bigiou. Rango arrêta ses chevaux. Un voyageur accourait par un chemin de traverse et faisait des signes pour qu’on l’attendît.
On reconnut bientôt Graissessac, le secrétaire de la mairie d’Ena, qui s’était attardé à pêcher la truite dans les environs. Il passa ses lignes et ses engins à Rango et s’engouffra dans l’intérieur. Filippi l’accueillit avec joie, car la même passion – celle de la pêche à la ligne – et la même haine – celle de Tue-la-Mort – les unissaient depuis longtemps.
Filippi n’eut qu’un mot à dire en désignant d’un hochement de tête le plafond de la patache pour que Graissessac comprît.
– Vous avez vu ? demanda Filippi.
L’autre fit signe qu’il avait vu. Ce qu’il avait vu, c’était, de toute évidence, Tibério et la Chiffa.
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