Il ajouta dans un souffle oppressé, car M. Graissessac était replet et court d’haleine :
– Vous savez ce que j’ai appris ? Oa en est !…
– Pas possible ! grogna Filippi.
– Je vous dis qu’ils en sont tous !
– Oa, le sabotier de la rue au Bure (Beurre) ?
Nouveau signe de tête affirmatif de Graissessac. Puis ce fut le silence. On n’entendait plus que la sonnaille des chevaux, le claquement du long fouet de Rango et le bruissement des vitres.
M. Honorat Graissessac était quelqu’un. Cela se voyait, cela se sentait à ses manières et à son costume, lequel comportait toujours la redingote, même quand il courait, le long des ruisseaux, après la truite, les mollets nus et son pantalon retroussé. Évidemment sa redingue de pêcheur était élimée, usée jusqu’à la corde ; c’était son plus vieux numéro ; mais M. Graissessac se serait cru déshonoré s’il avait montré « à ses administrés » son torse municipal revêtu de quelque autre accoutrement. Là-dessous il avait un gilet de velours d’une couleur indéfinissable et, naturellement, le faux-col haut, évasé, autour duquel s’enroulait une cravate large comme on en voit dans les portraits du temps de Louis-Philippe.
Le port de la tête était ordinairement des plus dignes quand une colère comique ne transmuait point soudain notre brave homme en un mouton enragé, ce qui lui arrivait plusieurs fois par jour, bien qu’il fît des efforts louables pour dompter une nature impulsive.
Occupant un poste aussi important que celui du secrétaire de la mairie dans une commune où le maire, député, n’était jamais là et où les adjoints savaient à peine lire, il se rendait compte de la force et du respect que son personnage n’eût point manqué d’inspirer s’il lui avait, en toutes circonstances, conservé cette ligne pleine de majesté qu’il savait tenir dans les comices agricoles ou à la distribution des prix…
Mais il y avait des choses « qui le dépassaient », c’est-à-dire qui lui faisaient perdre toute mesure et le rendaient comme fou rien que d’y penser !
Ces choses se rapportaient naturellement à Tue-la-Mort, à la puissance occulte dont l’aubergiste disposait dans un pays qui eût dû lui être entièrement soumis à lui, Graissessac, alors que, depuis longtemps « le bandit du Petit-Chaperon-Rouge », comme il pensait et même comme il disait dans ses moments de fureur et d’éclat, « avait sa place aux galères ! » (textuel).
Si l’on considère qu’à ces raisons de haute politique qui lui faisaient haïr Tue-la-Mort, M. Graissessac croyait pouvoir en ajouter une autre plus intime, celle, par exemple, que le contrebandier aurait été la cause de la ruine du commerce de Mme Graissessac, on admettra que le secrétaire de la mairie d’Ena avait bien des excuses à sa latente irritation, génératrice des plus fâcheux emportements.
À la vérité, Mme Graissessac, qui tenait sur la place de la Mairie, à Ena, un petit magasin de bonneterie et de dentelles, n’avait point le génie des transactions et sa modeste entreprise, pour péricliter, n’avait pas attendu la contrebande de Tue-la-Mort. Mais la nature humaine est ainsi faite qu’elle cherche toujours chez autrui les causes de son propre désastre, qui sont souvent à domicile.
Donc, M. Graissessac se taisait. Il trouvait qu’il avait déjà trop parlé devant des étrangers. Car M. Graissessac n’était point dénué de prudence. Au fond, c’était un timide qui, de temps à autre, faisait explosion quand le bouillonnement de ses sentiments intimes avait été trop longtemps comprimé.
– Avez-vous fait bonne pêche ? demanda Filippi.
Il ne répondit point. Sa pensée était ailleurs qu’à la truite de montagne. On avait dû, dans la journée, l’entretenir de quelque nouveau coup de Tue-la-Mort et, visiblement, il se contenait.
Mais tout à coup ce fut plus fort que lui… L’injure jaillit de ses lèvres comme une lave d’un volcan qui s’entrouvre : « Gibier d’échafaud ! » En même temps, son menton s’était relevé, ses joues tremblaient, son regard, dressé vers le plafond de la diligence, brûlait.
– Bouai ! bouai ! Nous les tiendrons bien un jour ! exprima Filippi qui ne désespérait jamais de rien…
– Je finis par en douter ! gronda Graissessac. Il n’y en a que pour la crapule ! Le Tue-la-Mort vient encore d’acheter le champ qui joint sa propriété au potager du château de Mentana. C’est Boulat lui-même, le notaire, qui me l’a dit. Et quand c’est venu dans le pays, c’était pauvre comme Job sans son fumier !…
– La contrebande, ça rapporte ! prononça la vieille en hochant la tête. Canzonette épousera peut-être bien un jour un préfet !
En entendant une pareille énormité, M. Graissessac sursauta comme sous le coup d’une grande douleur physique ; le sang lui était monté si brusquement à la face que l’on put croire qu’il allait avoir une attaque d’apoplexie.
– Un préfet à la fille du bandit ! râla-t-il. Il y a des plaisanteries, madame, qui ne sont pas permises ! Vous ne savez donc pas ce que c’est que cette petite-là !… Ouvrez-lui la main : elle porte encore la cicatrice d’un coup de pointe de sabre qu’un gendarme lui a porté, un jour qu’elle se cachait, avec son père, derrière un buisson !
– Ça ! c’est du courage ! exprima Filippi à mi-voix. La petite n’a pas crié !
– Tu as toujours eu un faible pour cette sauterelle ! lui cracha Graissessac. Tu as beau dire, elle t’amuse. C’est ce qui te perdra !… Elle se joue de toi comme un moussiou (moucheron). Au fond, tu n’es qu’un ballandrin (fainéant) !
– Vous êtes injuste pour moi, monsieur Graissessac… ça n’est point ma faute si cette petite vermine connaît mieux que moi les sentiers de la montagne. On la rencontre partout et toujours quand on s’y attend le moins ! Et puis, elle disparaît comme elle est venue !… sans qu’on puisse savoir par où ni comment ! C’est le meilleur espion de la troupe. Avec ça elle s’entend à « faire le saut » (passer la frontière) comme pas un, et donnerait des leçons à Tibério pour vous passer une balle de tabac sous la moustache. C’est une vraie maga (magicienne) !
Mais en dépit de l’accent qu’il y mettait, tout ce que disait Filippi du Petit Chaperon rouge n’était point dénué d’une certaine admiration. Graissessac ne s’y trompait point. Tout à coup, excédé, le secrétaire de la mairie lâcha la grande affaire, celle à laquelle tout le monde pensait sans oser y faire allusion…
– Si encore tous ces gens-là ne faisaient que de la contrebande !
Et puis ce fut de nouveau le silence, chacun réfléchissant, au fond de sa peur, à certaines disparitions bizarres, et même à un commencement d’enquête qui n’avait jamais abouti… Qu’étaient devenus ces voyageurs qui avaient passé une nuit à l’auberge et dont on n’avait jamais plus entendu parler malgré toutes les recherches ? Pouvait-on rendre Tue-la-Mort décemment responsable de ces disparitions dans un pays de montagnes et de précipices où la nature peut se faire criminelle à chaque pas… et garde son secret sous des neiges éternelles ? L’aubergiste répondait :
– Ils sont partis de bon matin, à la garde de Dieu ! S’ils ne sont point revenus, je n’y suis pour rien !
Mais Graissessac, lui, prétendait qu’ils n’étaient point partis !… Encore, pour prétendre cela, il n’avait aucune preuve. Il eût mieux fait de se taire. C’est ce que lui avait fait entendre souvent Filippi, qui ne voyait, lui, dans Tue-la-Mort, que le contrebandier et qui trouvait que cette vision était bien suffisante.
La diligence, maintenant, descendait la grande côte aride qui, entre des rocs volcaniques, aboutissait à la sombre cuvette d’Ena. Tout à coup un hululement, lamentable comme celui des chiens qui aboient à la mort, monta du fond de la vallée et vint glacer le cœur du voyageur.
– C’est l’île au Chien qui se plaint !… soupira quelqu’un au fond de la voiture… On apprendra encore du nouveau demain matin !…
– Qu’est-ce que l’île au Chien ? demanda la vieille, plus impressionnée qu’elle ne voulait le paraître par tous ces propos et par cet affreux hurlement…
– C’est une île qui se trouve juste en face de l’auberge, expliqua un paysan, et dans laquelle habitent le passeur Mahure et sa femelle, qui sont comme les chiens de garde de Tue-la-Mort !…
Il ajouta d’une voix blanche :
– On appelle cette île-là l’île au Chien parce que chaque fois qu’il va y avoir un malheur dans le pays, on entend aboyer à la mort dans l’île.
– Oh ! chaque fois qu’il va y avoir un malheur ! releva Filippi, qui passait pour un esprit fort, il ne faut rien exagérer…
On ne lui répliqua pas. On écoutait le hululement qui s’était fait plus strident, plus haut vers la lune, laquelle venait de se montrer dans l’échancrure des monts, roulant dans une bouillie de nuages livides.
– Tout de même, ces Mahure, repartit la bonne femme, pourraient bien faire taire leur chien !…
– Les Mahure n’ont point de chien ! lui répondit le paysan qui avait déjà donné ses explications.
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