Selon les standards impériaux, Félix était quelqu’un de plutôt éduqué, mais il était bien incapable de déchiffrer ces écritures étrangères. Agacé par sa propre incompétence, il se renversa contre le dossier de sa chaise, étendit ses longues jambes, bailla et reporta son attention sur l’échauffourée.

Depuis leur entrée dans la salle principale du Chien et de l’Âne, les rugueux paysans du coin n’avaient cessé de les dévisager bizarrement. Les remarques désobligeantes avaient commencé à fuser sur l’apparence du Tueur, et Gotrek n’y avait tout d’abord pas prêté attention, ce qui était assez inhabituel de sa part. Il avait fait preuve d’un sang-froid digne d’un aristocrate tiléen et de la retenue d’un loup-garou souffrant d’une rage de dent. En fait, depuis qu’il avait lu ce message, il avait paru plus distant vis-à-vis de son environnement, semblant totalement absorbé par son excitation. Il avait passé la soirée à examiner la porte, comme s’il attendait quelqu’un.

Félix avait commencé par s’inquiéter de l’éventualité d’une bagarre générale, mais le premier gobelet de vin rouge l’avait détendu. Personne de sensé ne se risquerait à chercher querelle à un Tueur de Trolls. Il ne put que convenir qu’il avait sous-estimé la naïve ignorance des gens du coin, après tout, ils ne se trouvaient que dans une toute petite bourgade sur la route de Talabheim. Comment ces personnes auraient-elles pu connaître la vraie nature de Gotrek ?

Même lui, qui avait étudié à l’Université d’Altdorf, n’avait jamais entendu parler du culte nain des Tueurs avant cette fameuse nuit où Gotrek l’avait sorti des griffes de la cavalerie d’élite de l’Empire, suite à cette histoire de taxe sur les fenêtres des maisons de la capitale. Durant la célébration alcoolisée qui avait suivi, il avait appris que Gotrek avait juré de trouver la mort en combattant contre l’adversaire le plus terrible qu’il pourrait trouver, le plus ignoble des monstres qui pourrait exister et tout ça, pour se racheter d’un crime passé. Félix avait été très impressionné par le récit du nain, sans doute aussi était-il trop ivre pour garder un esprit critique, et il avait lui aussi promis de l’accompagner dans sa quête pour conter son histoire à travers un poème épique. Malgré tous ses efforts, Gotrek n’avait pas encore rencontré son destin et cela n’avait fait que renforcer au fil du temps le respect que Félix éprouvait envers l’endurance de son camarade.

Justement, le poing de Gotrek s’enfonça dans l’estomac d’un autre porte-lame qui se plia en deux sous l’impact. Le nain l’attrapa par la tignasse et lui frappa violemment le front contre le rebord d’une table. Remarquant que le mercenaire n’avait pas encore son compte, il renouvela l’expérience et le pauvre gars s’effondra finalement au sol, dans une mélasse résultant d’un mélange de sang, de bière et de fragments de chicots.

Deux solides gaillards s’élancèrent et agrippèrent chacun un des bras du Tueur. Ce dernier rassembla ses forces, hurla de défi et écarta d’un coup ses bras, faisant basculer l’un de ses agresseurs au sol. Sans attendre qu’il se relève, Gotrek posa un de ses larges pieds sur l’entrejambe de l’infortuné et pesa de tout son poids. Un couinement aigu traversa la salle et Félix grimaça de compassion.

Gotrek porta ensuite son attention sur l’autre larron et tous deux s’agrippèrent à bras-le-corps. Bien qu’il lui arrivât à peine aux épaules, la force herculéenne du Tueur fit la différence et il parvint progressivement à amener son adversaire au sol. Il s’assit en travers de sa poitrine et entreprit de le cogner jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Le tout dernier mercenaire encore debout jugea préférable de battre en retraite vers la porte, l’ouvrit précipitamment, et percuta un autre nain de plein fouet. Le choc aurait suffi à envoyer n’importe qui rouler dans le chemin boueux, mais le nouveau venu ne bougea pas d’un poil. Après un instant d’incompréhension, il recula cependant d’un pas et envoya au fuyard un coup de poing qui le fit retourner dans la salle commune, sur le sol de laquelle il s’effondra et ne bougea plus.

Félix crut d’abord qu’il souffrait d’hallucinations éthyliques. Il semblait en effet impossible qu’il y eût un deuxième Tueur dans ce trou perdu. Gotrek dévisageait lui aussi le nouvel arrivant qui, comment cela était-il possible, était doté d’une musculature encore plus imposante que la sienne. Son crâne était complètement chauve et une barbe coupée court dessinait son menton. Il n’avait pas de crête, mais on aurait dit en revanche que des clous étaient plantés sous la peau de son crâne et que les protubérances créées avaient été peintes de différentes couleurs. Son nez avait été brisé tant de fois qu’il en était devenu difforme, l’une des oreilles ressemblait à une feuille de chou grignotée par des limaces et l’autre… eh bien, l’autre n’existait tout simplement plus et il n’y avait plus qu’un trou de ce côté-ci de sa tête. Un énorme anneau pendait à son nez et les bribes de peau épargnées par les cicatrices étaient recouvertes de tatouages. L’une des énormes mains enserrait un impressionnant marteau et une hache à la lame tout aussi effrayante était passée dans ce qui lui servait de ceinture.

Et derrière ce nouveau Tueur se tenait un autre nain, plus petit, plus gros et, il fallait l’admettre, semblant un rien plus civilisé. Il devait arriver à peine au niveau de la poitrine de Félix, mais il compensait en épaisseur son handicap de taille.