Sa barbe largement fournie touchait presque le sol, ses yeux brillaient derrière une paire de lunettes aux verres épais et ses mains tachées d’encre tenaient un ouvrage d’une taille respectable et relié de cuir.

— Snorri Nosebiter, dites-moi pas que j’rêve ! grommela Gotrek en affichant un sourire qui révéla sa dentition depuis longtemps incomplète. Ça fait un bail ! Qu’est-ce tu fabrique dans le coin ?

— Snorri est là pour les mêmes raisons qu’toi, Gotrek Gurnisson. L’a reçu un message provenant du vieux Borek l’Érudit, lui demandant de s’rendre sans attendre à la Tour Solitaire.

— Nan, tu m’fais marcher. J’sais bien qu’tu sais pas lire, Snorri. En tout cas, t’as tout oublié le jour où on t’a planté ces trucs dans l’crâne.

— Hogan Longue-Barbe a traduit pour Snorri, répondit le Snorri en question en prenant un air de gamin embarrassé, plutôt inattendu de la part d’un Tueur à l’apparence aussi peu engageante. Il regarda autour de lui, semblant vouloir changer de sujet.

— On dirait bien que Snorri a manqué une belle bagarre, conclut-il en voyant le désordre, le regard empreint des mêmes regrets que Gotrek avait éprouvés lorsque sa bière avait été renversée. Snorri prendrait bien une bière, alors. Snorri a soif.

— Dix pintes pour Snorri Nosebiter ! annonça Gotrek à haute voix. Et mettez-en dix de plus pour ma pomme. Snorri aime pas boire seul !

Un lourd silence s’était abattu sur l’assemblée, les autres clients constataient les dégâts laissés par l’altercation, puis reportaient leurs regards sur les deux nains, comme s’il s’agissait de tonneaux de poudre noire prêts à exploser. Puis, un par un, deux par eux, ils quittèrent progressivement l’auberge jusqu’à ce qu’il ne reste dans la salle commune que Gotrek, Félix, Snorri et l’autre nain.

— On attaque ? demanda Snorri à Gotrek en lui adressant un clin d’œil.

— Ben, on attaque. acquiesça Gotrek.

L’autre nain s’approcha et s’inclina poliment à la manière des nains, prenant bien garde de soulever sa barbe d’une main pour qu’elle n’en profite pas pour balayer le sol crasseux.

— Varek Varigson du clan Grimnar, pour vous servir, dit-il d’une voix mesurée. Je vois que vous avez reçu le message de mon oncle.

Les têtes de Snorri et Gotrek se tournèrent vers lui en même temps, visiblement surpris par autant de manières, puis ils éclatèrent de rire. Varek rougit d’embarras.

— Patron ! Envoyez une bière de plus pour le gamin ! cria Gotrek. On dirait qu’y va tourner de l’œil ! Tiens, pose-toi là la jeunesse, Snorri et moi on a un petit compte à régler.

Le maître des lieux avait retrouvé le sourire. Les nains allaient finalement lui assurer à eux trois un chiffre d’affaires plus que convenable pour cette soirée.

Le tenancier aligna les pintes de bière sur le comptoir, dix en face de Gotrek, dix en face de Snorri. Les deux nains se jaugèrent à la manière des lutteurs, puis examinèrent les pintes remplies à raz bord. Chacun choisit sa première victime, allongea le bras d’un geste vif, porta la pinte à ses lèvres, renversa la tête en arrière et entreprit d’engloutir l’épais liquide. Gotrek avait une fraction de seconde de retard et il avait attrapé sa pinte après Snorri. Il y eut un long silence, que seul le bruit de déglutition des deux compétiteurs venait déranger, puis Snorri posa bruyamment son verre juste avant Gotrek. Félix était stupéfait. Les deux pintes avaient été entièrement vidées.

— La première, c’est toujours la plus fastoche, protesta Gotrek. Snorri saisit une pinte d’une main, une seconde de l’autre, immédiatement imité par Gotrek, et le concours reprit de plus belle. Tous deux vidèrent le premier récipient, puis passèrent sans attendre au second. Cette fois, ce fut Gotrek qui posa ses pintes un rien avant Snorri. Félix n’en croyait pas ses yeux, surtout après ce que Gotrek avait déjà avalé tout au long de la soirée, avant que Snorri n’apparût. Les deux Tueurs semblaient se livrer à un étrange rituel, et Félix avait du mal à croire qu’ils seraient capables de boire toute cette bière.

— Ça m’gêne qu’on m’voit boire avec toi, Snorri. Même un elfe pourrait en avaler trois fois plus que ta fraise, défia Gotrek.

Snorri lui lança un regard de travers, attrapa une autre pinte et la but si rapidement qu’une quantité non négligeable s’échappa de sa bouche et lui éclaboussa la barbe. Il s’essuya du revers de son avant-bras tatoué.