Le château-milieu, dominé par la passerelle qui portait le capitaine ainsi que son second et que l’homme de barre enfermé dans la timonerie, avec la grande peur d’être balayé par-dessus bord en paquet avec tout le reste – le château-milieu était pareil à quelque roche de demi-marée comme on en voit au bord des côtes. Pareil à une roche, au large, assiégée, circonvenue, battue, vaincue par le flux – à une roche dans le ressac, à laquelle se cramponnent encore les désespérés naufragés, qu’un restant de vie abandonne, – mais la superstructure, elle, s’enfonçait, remontait, roulait sans cesse, sans trêve ni repos, roche flottante, roche-épave, qu’un miracle aurait arrachée et balancerait sur la mer.
Le Nan-Shan était pillé par la tempête, mis à sac avec une aveugle furie : voiles de cape arrachées de leurs jarretières, tendelets et cagnards emportés, passerelle nettoyée, imperméables crevés, lisses tordues, écrans de feux de route broyés… De plus, deux des canots avaient déjà disparu ; ils étaient partis, sans qu’on les voie ou les entende, fondus, eût-on pu dire, dans l’exigence du tourbillon. Ce ne fut que plus tard, dans l’éclairement blafard d’une autre grande lame escaladant le pont par le milieu, que Jukes eut la vision des deux paires de bossoirs vides, surgis noirs et sinistres hors de la dense obscurité ; après eux pendait un bout de filin rompu flottant au vent et un débris de chaîne au bout d’une poulie de métal qui bringuebalait à l’aventure ; grâce à quoi Jukes comprit ce qui venait de se passer à moins de trois mètres de lui. Il allongea le cou, la bouche, hésitant vers l’oreille de Mac Whirr ; ses lèvres enfin la rencontrèrent, énorme, molle et trempée. Il cria :
« Nos canots sont en train de filer, capitaine. »
Alors il entendit de nouveau cette voix de tête assourdie dont la vertu pacifiante était telle, parmi la discordance affreuse des bruits, qu’on l’eût dite venue de quelque contrée reculée loin au-delà du sombre empire de la tempête, de quelque asile mystérieux ; il entendit de nouveau une voix humaine – ce son fragile et triomphant où l’infini de la pensée repose, et la résolution, et le dessein, et qui, le jour du jugement, lorsque les cieux seront roulés, formulera la confiance de nouveau, il entendit cela, une espèce de cri venu de très loin :
« C’est bien ! »
Jukes pensa d’abord qu’il n’était pas parvenu à se faire comprendre. Il insista :
– Nos embarcations – je dis : embarcations – les canots, capitaine ! Deux ont disparu !
La même voix, à quelques pouces de lui et toutefois si lointaine, aboya judicieusement :
« On n’y peut rien. »
Et sans que Mac Whirr eût tourné la tête, Jukes saisit encore :
« Faut s’attendre – quand on fatigue – à travers – un tel – laisser quelque chose – derrière soi – tombe sous le sens. »
Jukes écoutait encore ; mais c’était tout. Tout ce que le capitaine Mac Whirr avait à dire. Et Jukes put se figurer, plutôt qu’il ne le vit, le large dos buté du capitaine, là devant lui. Une impénétrable obscurité s’imposait, foulant les lueurs fantomales des flots. La morne conviction s’empara de l’esprit de Jukes qu’il n’y avait plus rien à faire.
Oui, si le gouvernail ne cédait pas, si le pont ne crevait pas sous le poids des immenses nappes d’eau, si tenaient bon les épontilles, si les machines ne flanchaient pas, si la vitesse pouvait être maintenue malgré l’opposition du vent terrible, si quelqu’une de ces monstrueuses lames n’ensevelissait pas le vaisseau tout entier, de ces lames dont la frange blanche seule apparaissait au-dessus des bossoirs, – et de l’entrevoir un instant le cœur défaillait –, alors, oui, peut-être, y avait-il chance de s’en tirer. Quelque chose se retourna dans le cœur de Jukes et il se dit que le Nan-Shan était perdu.
« Fichu », se répétait-il ; et ses pensées s’agitèrent comme s’il découvrait à ce mot une signification nouvelle. De toutes les éventualités susdites, pour sûr il en adviendrait une. Rien à présent ne pouvait être évité ; on ne pouvait remédier à rien. Les hommes de bord ne comptaient plus ; le navire ne pouvait plus lutter. Il faisait un temps par trop impossible.
Jukes sentit un bras encercler pesamment ses épaules. Il répondit pertinemment à cette avance en saisissant son capitaine par la taille.
Tous deux se tinrent enlacés ainsi dans la nuit aveugle, se prêtant appui réciproque contre le vent, joue à joue, lèvre contre l’oreille, à la manière de deux pontons amarrés proue contre poupe.
Et Jukes perçut, à peine un peu plus distincte que tout à l’heure, la voix de son chef ; pourtant plus proche, semblait-il, et, comme ayant enfin traversé cet écartement forcené que mettait entre eux la tourmente, voix qui traînait encore un pacifiant halo autour d’elle.
« Savez-vous où sont les hommes ? » disait la voix, vigoureuse et défaillante à la fois, victorieuse du vent, puis tout aussitôt emportée.
Jukes n’en savait rien. Chacun d’eux était sur le pont lorsque avait foncé la tempête. Il ne soupçonnait pas où les autres pouvaient s’être tapis. Pour le service qu’on pouvait attendre d’eux présentement, autant dire qu’ils n’étaient nulle part. Malgré tout, cette interrogation du capitaine désolait Jukes.
« Vous auriez besoin d’eux, capitaine ? cria-t-il anxieusement.
– Besoin de savoir, affirma Mac Whirr. Ah ! tenez ferme. »
Ils tinrent ferme. Un accès de furie ; l’assaut du vent plein de malice immobilisa littéralement le navire ; durant un instant de suspens terrible, celui-ci ne participa plus que par un dodelinement léger, rapide, pareil à celui d’un berceau, à la fougue de l’atmosphère ; à la bourrasque qui passait outre, issue du sein ténébreux des enfers. Un choc. Tout suffoqués, les yeux clos, Jukes et le capitaine resserrèrent leur mutuelle étreinte. Et, d’après la violence du choc, on peut imaginer ce que la colonne d’eau devait être, qui, courant à travers la nuit, droit dressée, vint buter contre le Nan-Shan, cassa net et retomba de tout son mortel poids sur la passerelle.
Un débris de cet écroulement, simple éclaboussure, les enveloppa de la tête aux pieds, remplissant de saumure leurs oreilles, leur bouche et leurs narines. Cela rompit leurs genoux, disloqua leurs bras, souleva leur menton dans un bouillon rapide ; lorsqu’ils ouvrirent les yeux ils purent voir un amoncellement d’écume jeté deçà delà parmi ce qui semblait la ruine du navire. Le Nan-Shan avait cédé ; il fonçait. Leurs cœurs cédaient aussi, dans l’attente du coup fatal. Mais soudain tout rebondit, et le Nan-Shan recommença ses sauts désespérés comme pour se dégager de ses décombres.
À travers l’obscurité, les lames semblaient de toutes parts se ruer pour le repousser à sa perte. Dans leur acharnement on sentait de la haine, de la férocité dans leurs coups.
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