Le gouvernail pouvait bien être enlevé, les feux pouvaient bien être éteints, les machines brisées et le navire prêt à rouler sur le flanc, sur le dos, comme un cadavre, il ne savait plus rien. Son unique souci était de conserver sa jugeote, et la direction – souci mêlé d’angoisse, car la rose de compas, se trémoussant sur son pivot et bringuebalant de droite et de gauche, parfois semblait décrire un tour complet. Sa contention d’esprit devenait douloureuse ; et il avait une peur horrible que toute la timonerie ne fût emportée. Des montagnes d’eau ne cessaient de s’écrouler sur elle. Quand le navire faisait un de ces plongeons désespérés, les coins de ses lèvres se pinçaient.
Le capitaine Mac Whirr leva les yeux sur la montre d’habitacle, vissée à la cloison ; les aiguilles noires, sur le cadran blanc, paraissaient immobiles. Elles marquaient une heure et demie du matin.
« Un nouveau jour », murmura-t-il pour lui-même.
Mais le lieutenant l’entendit, et, levant la tête comme quelqu’un qui pleure parmi des ruines :
« Vous ne le verrez pas se lever ! » s’exclama-t-il.
On pouvait voir ses poignets et ses genoux s’entrechoquer avec violence.
« Non ! Bon Dieu ! vous ne le verrez pas !… »
Puis il renfonça sa face entre ses poings.
Le corps de l’homme de barre avait légèrement bougé, mais sa tête était restée dressée sur son cou – fixe comme une tête de pierre sur une colonne. Durant un coup de roulis qui sembla lui faucher les jambes, et tandis qu’il trébuchait pour se remettre d’aplomb, le capitaine Mac Whirr déclara avec austérité :
« Ne faites pas attention à ce que dit cet homme. Puis, avec un indéfinissable changement de ton très grave : Il n’est pas de quart. »
Le marin ne répondit rien.
L’ouragan grondait, secouant la petite cabine qui semblait étanche à l’air, tandis que la lumière de l’habitacle vacillait sans arrêt.
« On ne vous a pas relevé, continua le capitaine Mac Whirr en baissant les yeux. Je voudrais pourtant que vous vous cramponniez à la barre aussi longtemps que vous pourrez tenir. Vous l’avez bien en main. Quelqu’un d’autre venant ici pourrait tout gâcher. Faudrait pas. Pas un jeu d’enfant. Et l’équipage est probablement occupé à quelque chose là en bas… Croyez-vous que vous pourrez ? »
Le servo-moteur se mit soudain à donner de courtes saccades, puis stoppa et sembla se retirer en lui-même, concentrant son énergie comme une braise sous la cendre. L’homme, en arrêt, au regard figé, éclata, et toute la passion de son corps semblait s’être concentrée sur ses lèvres :
« Au nom du Ciel, capitaine, je peux tenir jusqu’à la consommation des siècles si seulement on ne me parle pas.
– Oh ! bon ! très bien… » (Pour la première fois le capitaine regarda l’homme.) « … Hackett. »
Il parut classer l’affaire dans son esprit. Il se pencha vers le porte-voix de la chambre des machines, souffla dedans et inclina la tête. M. Rout, d’en bas, répondit et le capitaine Mac Whirr mit immédiatement ses lèvres à l’embouchure.
Il y appliqua alternativement ses lèvres et son oreille, tandis que la tempête l’environnait de son fracas ; et la voix du mécanicien monta vers lui, âpre, comme dans le feu d’un combat. Un des chauffeurs mis hors de service, les autres fourbus, et l’homme de la chaudière auxiliaire chargeait les foyers avec l’homme du petit cheval. Le troisième mécanicien surveillait le registre. On tenait en main les machines.
« Quoi de neuf, là-haut ?
– Rien de fameux ; on repose sur vous, dit le capitaine Mac Whirr. Le second est-il déjà en bas ? Non ? Bon ; il va y être tout de suite… » M. Rout voudra-t-il le laisser parler dans le porte-voix ? – dans le porte-voix de la passerelle, car lui, le capitaine, allait y retourner aussitôt. Il y avait du désordre parmi les Chinois ; ils se battaient, paraît-il. « Tout de même pas permettre qu’on se batte… » M. Rout était parti, et le capitaine Mac Whirr pouvait sentir contre son oreille les pulsations des machines, le battement du cœur du navire. La voix de M. Rout cria quelque chose à distance. Le navire piqua du nez, les pulsations s’arrêtèrent net dans un faisceau de sifflements. Le visage du capitaine Mac Whirr était impassible, son regard restait inconsciemment fixé sur la forme accroupie du lieutenant. La voix de M. Rout se fit entendre de nouveau dans les profondeurs ; les pulsations reprirent par lentes saccades – puis s’accélérèrent.
M. Rout était revenu au porte-voix :
« Ça n’a pas beaucoup d’importance, ce que font les Chinois », dit-il hâtivement ; puis, avec irritation : « Le navire plonge comme s’il n’allait jamais en revenir.
– Très grosse mer, fit la voix du capitaine Mac Whirr.
– Prévenez-moi à temps pour éviter le plongeon final, aboya Salomon Rout dans le porte-voix.
– Pluie et nuit. Peux pas voir ce qui vient, dit la voix. Faut bien – garder vitesse – juste assez pour – obéisse gouvernail – courir la chance, continua-t-elle, détachant distinctement tous les mots.
– Je donne tout ce que j’ose.
– Nous sommes – joliment – secoués là-haut, poursuivit la voix avec douceur. Pourtant – ça ne va pas trop mal – Ah ! naturellement, si la timonerie était emportée… »
M. Rout, penchant une oreille attentive, marmotta quelque chose avec aigreur.
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