Deux ou trois voix demandèrent alors, faibles et anxieuses :
« Avons-nous des chances, monsieur ?
– Qu’est-ce qui vous prend, imbéciles ! » répondit-il brutalement.
Il se sentait prêt à se jeter là, au milieu d’eux, et pour ne plus jamais bouger. Mais eux paraissaient ragaillardis. Et tout en multipliant d’obséquieux avertissements : « Attention ! prenez garde au panneau, monsieur Jukes ! » ils le descendirent dans la soute.
Le maître d’équipage y dégringola à sa suite, et aussitôt qu’il se fut ramassé, il opina :
« Elle dirait : « C’est bien fait pour toi, vieil imbécile : ça t’apprendra à te faire marin ! »
Le maître d’équipage avait amassé un petit pécule ; il y faisait allusion volontiers. Sa femme – une épaisse matrone – et ses deux grandes filles tenaient un étalage de fruiterie dans le quartier est de Londres.
Dans l’obscurité, Jukes, mal assuré sur ses jambes, tendit l’oreille vers des clabaudements affaiblis ; ils venaient de tout près de lui, semblait-il. De là-haut, le tumulte plus imposant de l’orage descendait sur ces bruits. La tête lui tournait.
Lui aussi, dans cette soute, trouvait insolites les mouvements du navire ; ils secouaient et sapaient sa résolution, autant que s’il allait sur mer pour la première fois.
Jukes fut presque tenté de se hisser dehors de nouveau ; mais le souvenir de la voix du capitaine Mac Whirr rendait la chose impossible. Il avait reçu l’ordre d’aller voir. Pourquoi ? Il aurait voulu le savoir. « On verra bien, parbleu ! » se dit-il à lui-même, exaspéré.
Le maître d’équipage, hésitant, tâtonnant, le prévint de prendre garde à la façon dont il ouvrirait la porte ; il y avait un sacré grabuge là-dedans. Et Jukes, comme affligé de grandes souffrances physiques, demanda avec irritation pourquoi diable ils se battaient.
« Pour des dollars ! Dollars, monsieur. Tous leurs sales coffres ont crevé, leur sacrée monnaie se balade de tous les côtés et ils culbutent à sa poursuite, déchirant, mordant, faut voir ! Un vrai petit enfer, là-dedans. »
Jukes ouvrit convulsivement la porte. Le petit maître d’équipage jeta un coup d’œil par-dessous son bras.
Une des lampes était éteinte, brisée peut-être. Des cris gutturaux, hargneux, éclatèrent à leurs oreilles en même temps qu’un ahan étrange, le halètement de toutes ces poitrines tendues. Un coup rude frappa le flanc du navire ; l’eau tomba sur le pont avec un choc étourdissant ; à l’avant de la pénombre, là où l’air était épais et rougeâtre, Jukes vit une tête cogner violemment le plancher, deux gros mollets battre les airs, des bras musclés enlacer un corps nu, une face jaune, à la bouche grande ouverte, lever des yeux au regard fixe et farouche, puis disparaître en glissant. Un coffre vide se retourna bruyamment ; un homme pirouetta la tête la première, on l’eût dit lancé par un coup de pied ; plus loin, d’autres, comme des pierres précipitées du haut d’un talus, roulèrent, indistincts, en agitant les bras et en frappant le pont de leurs pieds. L’échelle de l’écoutille était surchargée de coolies ; ils grouillaient comme des abeilles sur une branche ; ils pendaient aux échelons en une grappe rampante et mouvante, et heurtaient à grands coups de poing la face intérieure du panneau fermé ; dans l’espacement des lamentations on entendait, au-dessus, la ruée impétueuse de l’eau. Le navire donna de la bande et ils commencèrent à tomber : d’abord un, puis deux, puis tout le reste ensemble emporté, se détachant en bloc avec un grand cri.
Jukes restait atterré. Le maître d’équipage, avec une anxiété bourrue, le supplia : « N’entrez donc pas là-dedans. »
L’entrepont tout entier semblait pivoter sur lui-même. Le navire, sans s’arrêter de sauter, s’éleva sur une lame, et Jukes crut que tous ces hommes, en une seule masse, allaient lui retomber sur la poitrine. Il sortit à reculons, referma la porte et poussa le verrou d’une main tremblante…
Aussitôt après le départ de son second, le capitaine Mac Whirr, laissé seul sur la passerelle, s’en était allé, zigzaguant et trébuchant, jusqu’à la timonerie. La porte s’ouvrant à l’extérieur, il dut livrer combat au vent pour la tirer à lui ; la porte claqua derrière lui ; on eût dit qu’un coup de fusil l’avait projeté dans la pièce au travers de la boiserie. Il se retrouva soudain de l’autre côté, se retenant à la poignée.
Le servo-moteur perdait de la vapeur, et un brouillard léger emplissait l’exiguïté de la chambre où le verre de l’habitacle formait un ovale de lumière. Le vent hurlait, chantait, sifflait ou grondait en rafales soudaines qui secouaient les portes et les volets sous la mauvaise averse des embruns.
Deux glènes de ligne de sonde et un petit sac de toile suspendu à un long cordon tantôt s’écartaient de la cloison par un mouvement de pendule, puis revenaient s’y appliquer. Le caillebotis était presque à flot ; à chaque gros coup de mer, l’eau jaillissait violemment à travers les fentes sur les côtés de la porte ; l’homme de barre avait jeté bas son béret, sa vareuse, et se tenait debout, arc-bouté contre le carter. Le petit volant de cuivre avait, dans ses mains, l’apparence d’un joujou brillant et fragile. Sa chemise de coton rayée ouverte sur la poitrine, les muscles de son cou saillaient durs et maigres, une tache noire s’étalait au creux de sa gorge, et son visage était calme, creusé comme celui d’un mort.
Le capitaine Mac Whirr s’essuya les yeux. La lame qui avait failli l’emporter par-dessus bord avait, à son grand ennui, arraché son suroît de sa tête chauve ; ses cheveux blonds soyeux, assombris par l’eau et plaqués, pendaient en frange autour de son crâne nu, semblables à de misérables écheveaux de coton sale. Avec son visage lavé, empourpré par le vent et les morsures des embruns, il avait l’air de sortir en sueur d’une fournaise.
« Ah ! vous voilà ? » grommela-t-il lourdement.
Le lieutenant était arrivé à se glisser dans la timonerie quelques instants auparavant. Il s’était installé dans un coin, les genoux relevés, les poings aux tempes ; cette attitude respirait la rage, le chagrin, la résignation, l’abattement et une espèce de rancune concentrée.
Il répondit lugubre et défiant :
« C’est bien mon tour de quart en bas, maintenant, hein ? »
Le servo-moteur cliqueta, stoppa, cliqueta de nouveau ; les yeux de l’homme de barre se projetaient hors de son visage vers la rose des vents de l’habitacle, comme deux oiseaux de proie affamés s’abattant sur un morceau de viande. Dieu sait depuis combien de temps il avait été laissé là, à la barre, oublié de tous ses camarades.
Aucune heure n’avait été piquée ; il n’y avait pas eu de relève ; le vent avait balayé règle, coutume, emploi du temps, mais lui, il essayait tout de même de garder cap au nord-est.
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