Les chaînes de charge gémissaient dans les chapes des poulies, tintaient contre les hiloires, cliquetaient sur les bords du navire, et le Nan-Shan tout entier frémissait, enveloppant de vapeur ses flancs gris.
« Non, cria Jukes. À quoi bon ? Autant fiche ma démission à cette cloison. Un homme comme ça, il n’y a moyen de lui faire rien comprendre. Il m’estomaque positivement. »
À ce moment, le capitaine Mac Whirr, revenant de terre, traversa le pont, parapluie en main, escorté par un Chinois lugubre et flegmatique qui marchait par-derrière dans des souliers de soie à semelles de papier et qui portait lui aussi un parapluie.
Le capitaine du Nan-Shan parlant à peine distinctement, et, comme d’habitude, contemplant la pointe de ses bottes, observa qu’il serait nécessaire cette fois-ci de faire escale à Fou-Tchéou, et qu’il désirait que M. Rout mît sous pression pour demain après-midi à une heure précise. Il repoussa son chapeau en arrière pour s’éponger le front tout en remarquant que « de toute façon il avait horreur d’aller à terre », tandis que, le dépassant de la tête, sans daigner répondre un mot, M. Rout fumait avec austérité, tout en caressant son coude droit de la main gauche. Puis, de cette même voix basse, Jukes reçut l’ordre de débarrasser l’entrepont d’avant. On allait installer là deux cents coolies que la compagnie Bun-Hin rapatriait. Un sampan allait tantôt apporter vingt-cinq sacs de riz pour servir à leur nourriture.
« Ce sont tous des engagés de sept ans, dit le capitaine Mac Whirr, et ils ont chacun un coffre en bois de camphrier. » Le charpentier devait immédiatement commencer à clouer des lattes de trois pouces le long de l’entrepont, de l’avant à l’arrière, afin d’empêcher ces coffres de chahuter quand il y aurait de la mer. Jukes ferait mieux de s’en occuper tout de suite : « Vous entendez, Jukes ? »
Quant à ce Chinois-ci, il accompagnait le navire jusqu’à Fou-Tchéou où il pourrait servir d’interprète ; c’était le commis de Bun-Hin qui désirait se rendre compte de l’espace disponible. Jukes aurait à le conduire à l’avant : « Vous entendez, Jukes ? »
Jukes prit soin de ponctuer ces instructions de l’obligatoire : « Oui, capitaine » proféré sans enthousiasme aux endroits voulus. Un brusque :
« Amène-toi, John. Tâche à regarder voir », mit le Chinois en mouvement derrière ses talons.
« Voir partout si tu veux, toi regarder partout pareil », dit Jukes qui n’avait aucune disposition pour les langues étrangères et trouvait le moyen de massacrer cruellement même le pidgin[2]. Il montra du doigt le panneau ouvert :
« Place premier choix pour coucher. Toi bien voir, hein ? »
Il était bourru comme il convient quand on se sent de race supérieure, mais non pas hostile. Le Chinois contemplait tristement et silencieusement l’obscurité de l’écoutille, comme s’il se tenait à l’entrée d’un tombeau.
« Pas tomber pluie là en bas – tu vois ? continuait Jukes. Suppose toujours beau temps comme ça, le coolie monte en haut. Fait comme ça – Phoooooo ! » Il dilata sa poitrine et gonfla ses joues. « Compris, John ? respirer air frais. Bon, hein ? Lui laver pantalons, manger chow-chow en haut – compris John ? »
Son imagination s’échauffait. Jouant de la bouche et des mains, il faisait simulacre de manger du riz et de laver des vêtements, et le Chinois, qui dissimulait la méfiance que lui inspirait cette pantomime sous un air recueilli, nuancé d’une délicate et subtile mélancolie, promenait ses yeux en amande de Jukes au panneau et du panneau à Jukes.
« Très bien », murmura-t-il d’une voix basse et désolée. Puis glissant le long des ponts, contournant les obstacles, il disparut soudain dans un plongeon, sous une élingue chargée de dix sacs poussiéreux, emplis de je ne sais quelle précieuse marchandise à odeur nauséabonde.
Le capitaine Mac Whirr, cependant, s’était rendu sur la passerelle, puis dans la chambre des cartes où traînait une lettre commencée depuis deux jours, une de ses longues lettres à sa femme, qui, toutes, débutaient par ces mots : « Mon épouse chérie » et dont le steward avait tout loisir de se repaître entre deux coups de plumeau donnés aux chronomètres, ou deux coups de balai au plancher. Les minutieux détails sur chaque sortie du Nan-Shan intéressaient invraisemblablement le steward beaucoup plus que la femme à qui ces relations étaient destinées.
Ces pages, interminablement pleines de la constatation laborieuse des seuls menus faits auxquels la conscience de Mac Whirr fût sensible, allaient trouver Mme Mac Whirr dans la banlieue nord de Londres ; une petite maison avec un bout de jardin devant les fenêtres en saillie, un portique de décente apparence, une porte d’entrée avec des vitres de couleur dans un encadrement de plomb en imitation. Il payait quarante-cinq livres par an pour cela et ne trouvait pas le loyer trop élevé, car Mme Mac Whirr (personne revêche, au cou décharné et aux manières prétentieuses) était de bonne naissance et avait connu des jours meilleurs ; on la considérait dans le voisinage comme « tout à fait supérieure ». L’unique secret de sa vie était la honteuse terreur du jour où son mari rentrerait à la maison et y habiterait pour de bon. Sous ce même toit vivaient également sa fille Lydia et son fils Tom. Tous deux ne connaissaient que très peu leur père. Le capitaine n’était pour eux guère plus qu’un visiteur rare et privilégié qui, le soir, fumait sa pipe dans la salle à manger et qui restait à coucher. Lydia, fillette languissante, était plutôt choquée par ses façons ; quant à Tom, à la manière des jeunes garçons, il manifestait une complète indifférence, franche, naturelle et charmante.
Et douze fois par an, le capitaine Mac Whirr correspondait ainsi, du fond des mers de Chine, demandant qu’on le rappelât « au souvenir de ses enfants » et signant « ton mari qui t’aime » avec un calme parfait, comme si ces mots usés déjà par tant de générations eussent perdu leur signification et ne dussent plus servir que pour la forme.
Les mers de Chine, du nord au sud, sont des mers étroites ; des mers semées de traverses prévues ou imprévues, telles que bancs de sable, îles, récifs, courants changeants et rapides – menus événements quotidiens dont le langage inarticulé est clairement compris par les marins. Cette indistincte et sincère éloquence des faits s’adressait fortement et précisément au sens des réalités que possédait le capitaine Mac Whirr ; aussi celui-ci, abandonnant sa chambre d’en bas, vivait-il pratiquement sur la passerelle de son navire ; il s’y faisait souvent monter son repas et dormait, la nuit, dans la chambre de veille. C’est là qu’il rédigeait ses lettres à sa femme.
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