Chacune d’elles, sans exception, contenait cette phrase : « Il a fait très beau temps pendant ce voyage » ou, sous quelque forme presque semblable, une semblable constatation. Et cette constatation, dans sa merveilleuse persistance, était aussi parfaitement exacte que quelque autre constatation que contînt la lettre.
M. Rout, lui aussi, écrivait des lettres, mais personne à bord ne pouvait savoir à quel point il avait la plume bavarde car lui, du moins, avait assez d’imagination pour tenir son bureau fermé à clef.
Sa femme se délectait à son style. C’était un couple sans enfants et Mme Rout, grande personne joviale de quarante ans à poitrine opulente, occupait avec la vénérable et décrépite mère de M. Rout un petit cottage près de Teddington. Elle parcourait sa correspondance, au déjeuner du matin, avec des yeux animés, déclamant d’une voix joyeuse les passages susceptibles d’intéresser la vieille. Elle faisait précéder chaque extrait du cri avertisseur de : « Salomon dit », car la vieille dame était sourde. Mme Rout fils ne se retenait pas de jeter également à la tête des étrangers qui venaient la voir ces oracles de Salomon et, parfois, les visiteurs restaient quelque peu déconcertés par le ton inopinément bizarre et jovial de ces citations.
Le jour où le nouveau pasteur fit sa première visite au cottage, elle trouva l’occasion de lancer : « Comme dit Salomon : les mécaniciens qui naviguent contemplent les merveilles de la nature marine », quand un soudain changement d’attitude du pasteur la fit s’arrêter ébahie.
« Salomon… Oh !… Madame Rout, bégaya le jeune homme tout rougissant, je dois vous dire que… Je ne…
– Mais c’est mon mari ! » cria-t-elle alors, puis se rendant compte de la méprise, elle partit d’un rire immodéré, un mouchoir devant les yeux et toute renversée sur sa chaise, tandis que le pasteur restait assis, un sourire contraint sur les lèvres, persuadé, dans son inexpérience des femmes joviales, que celle-ci devait être folle à lier. Par la suite, ils devinrent d’excellents amis ; dès que le pasteur eut pu se convaincre qu’elle n’était coupable d’aucune intention irrévérencieuse, Mme Rout reparut à ses yeux ce qu’elle était : une très digne personne. Et bientôt, il apprit à entendre sans sourciller d’autres bribes de la sagesse de Salomon.
« Pour ce qui est de moi, avait-il dit un jour (à ce que rapportait sa femme), je préfère un âne bâté à un coquin pour capitaine. Une brute il y a encore moyen de la prendre ; mais un coquin, c’est malin ; ça vous glisse entre les doigts. » Induction gratuite tirée du cas particulier du capitaine Mac Whirr, dont l’honnêteté évidente avait le poids et l’épaisseur d’un bloc d’argile.
M. Jukes, lui, célibataire et incapable de généralisations, avait pour confident habituel un vieux camarade de bord, actuellement second officier d’un transatlantique. C’est à lui qu’il ouvrait son cœur, insistant d’abord sur les avantages de la navigation de commerce en Extrême-Orient, avec des allusions au trafic occidental qu’il dépréciait d’autant. Il exaltait les ciels, les mers, les navires, la vie facile. Le Nan-Shan, certifiait-il, n’avait pas son pareil pour tenir la mer.
« Ici pas d’uniformes chamarrés, disaient ses lettres ; ici nous sommes tous des frères. Les repas se prennent en commun ; c’est une vie de coq en pâte… Les pieds noirs sont aussi décents qu’on peut souhaiter pour des gens comme ça ; le vieux Sol, le chef, est un bon zigue. Nous sommes bons amis. Quant au vieux, on n’imagine pas un capitaine plus placide. Par moments, tu jurerais qu’il est trop bête pour voir quoi que ce soit qui cloche. Mais non, ce n’est pas cela. Ça ne peut pas être. Il commande depuis un assez bon nombre d’années ; ses ordres ne sont jamais stupides, et ma foi il dirige fort passablement son navire sans embêter personne. Je me dis parfois qu’il n’a pas assez de cervelle pour oser se lancer dans des remontrances ; mais je ne cherche pas à en tirer avantage ; vrai, je ne trouverais pas ça bien. En dehors de la routine du service, il n’a pas l’air de comprendre la moitié de ce qu’on lui dit. Parfois on en plaisante. Mais à la longue ça paraît un peu morne d’avoir à vivre avec un homme comme ça. Le vieux Rout prétend qu’il n’a pas beaucoup de conversation. De conversation, Seigneur ! Il n’ouvre jamais la bouche ! L’autre jour je bavardais avec l’un des mécaniciens, sous la passerelle ; Mac Whirr doit nous avoir entendus : quand je suis monté pour prendre le quart, il est sorti du rouf, a bien regardé tout à l’entour, a louché sur les feux de côté, jeté les yeux sur les compas, reluqué les étoiles, bref les simagrées habituelles ; puis, au bout d’un moment :
« – C’était pas vous qui parliez tantôt, dans la coursive de bâbord ?
« – Si fait, capitaine.
« – Avec le troisième ?
« – Oui, capitaine.
« Là-dessus il se retire à tribord où il s’assied, à l’abri du cagnard, sur son petit pliant, et pendant une demi-heure peut-être n’émet plus un son… Si pourtant ; il a éternué.
« Puis je l’entends là-bas qui se lève ; il s’amène à pas lents jusqu’à bâbord où j’étais :
« – Je n’arrive pas à comprendre ce que vous pouvez bien trouver à raconter, me dit-il. Deux bonnes heures !… Je ne vous blâme pas. Moi je vois à terre des gens qui ne font que ça toute la journée, et qui le soir s’assoient et continuent tout en buvant. Il faut croire qu’ils répètent tout le temps les mêmes choses. Je n’arrive pas à comprendre.
« As-tu jamais rien entendu de pareil ? Et tout cela dit d’un ton si patient. Vrai je me sentais tout apitoyé.
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