Il y a beau temps qu’on aurait vu voler le gréement par-dessus bord.

 

– Oui-da ! et vous, vous n’auriez eu qu’à rester les bras croisés à le regarder s’en aller, dit le capitaine avec une certaine animation. Calme plat, hein ?

 

– Oui, capitaine. Mais il s’amène quelque chose qui sort de l’ordinaire, pour sûr.

 

– Peut-être bien. Et je suppose que vous avez idée que je devrais m’écarter du trajet de cette saloperie ? » Le capitaine Mac Whirr parlait avec la plus grande simplicité d’attitude et de ton, en fixant le linoléum du plancher d’un air grave. Aussi ne vit-il pas se peindre sur la face de Jukes un mélange de dépit et d’étonnement respectueux.

 

« Eh bien ! voilà ce livre, n’est-ce pas ? continua-t-il délibérément en faisant claquer sur sa cuisse le volume fermé. Je viens justement d’y lire le chapitre sur les tempêtes. »

 

C’était vrai. Il venait de lire le chapitre sur les tempêtes. Ce n’était pourtant pas dans cette intention qu’il était entré dans la chambre de veille. Mais quelque influence dans l’air – la même influence sans doute qui avait poussé le steward à monter les bottes et le ciré du capitaine dans la chambre sans en avoir reçu l’ordre – avait pour ainsi dire guidé sa main vers la planchette ; et, sans avoir pris le temps de s’asseoir, avec un conscient effort, il s’était plongé dans la terminologie savante. Il se perdait parmi les « demi-cercles maniables » et les « demi-cercles dangereux », les quarts de cercles droits et gauches, les courbes des orbites, la trajectoire du centre et le gisement probable de celui-ci, les sautes de vent et les hauteurs du baromètre. Il essayait d’amener toutes ces choses en relation directe avec lui ; mais la colère l’avait enfin envahi contre une telle avalanche de mots, contre tant de conseils, un travail si purement cérébral et des suppositions sans une lueur de certitude.

 

« C’est la chose du monde la plus endiablante, Jukes, dit-il. Si un malheureux s’avisait de croire tout ce qu’il y a là-dedans, il passerait le plus clair de son temps à essayer de contourner le vent. »

 

Il frappa de nouveau le livre contre sa jambe ; Jukes ouvrit la bouche, mais ne dit rien.

 

« Courir pour contourner le vent ! Vous saisissez cela, monsieur Jukes ? On ne peut rien imaginer de plus fou ! (Le capitaine s’interrompait par instants pour contempler attentivement le parquet.) On pourrait croire que c’est une vieille femme qui a écrit tout ça. Cela me dépasse. Si cette chose-là prétend être utile à quoi que ce soit, je devrais, suivant elle, changer immédiatement ma route pour filer quelque part au diable et me précipiter sur Fou-Tchéou par le nord à la queue de la tempête qu’il doit faire quelque part sur notre route. Par le nord ! Vous saisissez, monsieur Jukes ? Trois cents milles en sus de parcours, et une jolie note de charbon à montrer. Je ne pourrais me décider à faire cela, quand même chaque mot là-dedans serait parole d’Évangile, monsieur Jukes. Ne comptez pas que je… » Et Jukes, silencieux, s’émerveillait de ce déploiement de sentiments et de cette subite loquacité.

 

« Mais la vérité est que vous ne savez pas si cet individu a raison ou non. Comment peut-on savoir de quoi est faite une tempête avant de l’avoir sur le dos ? Il n’est pas à bord, n’est-ce pas ? Très bien. Il dit ici que le gisement du centre de ce fourbi est à huit quarts du lit du vent ; mais nous n’avons pas de vent du tout, malgré la chute du baromètre. Alors où donc est le centre ?

 

– Nous allons avoir du vent tout à l’heure, grommela Jukes.

 

– Eh bien ! qu’il vienne, dit Mac Whirr avec dignité et indignation. Ce que j’en dis, c’est seulement pour vous montrer, monsieur Jukes, qu’on ne trouve pas tout dans les livres. Toutes ces règles pour esquiver la brise et contourner les vents du ciel me semblent la pire folie, pour peu qu’on les considère avec bon sens. »

 

Il leva les yeux, rencontra le regard dubitatif de Jukes et essaya d’illustrer sa pensée.

 

« À peu près aussi comique que votre invention extraordinaire de mettre le navire debout à la lame pendant je ne sais combien de temps, pour donner plus d’aise aux Chinois ; quant tout ce que nous avons à faire, c’est de les déposer à Fou-Tchéou, vendredi avant midi, dernier délai. Si le temps me retarde – très bien. Votre journal de bord est là pour dire la vérité au sujet du temps. Mais supposez que je me détourne de ma route et que ceux de là-bas me demandent : « Où avez-vous été pendant tout ce temps-là, capitaine ? » Qu’est-ce que je pourrai répondre ? – « J’ai changé de route pour éviter le mauvais temps. – Il devait être fichtrement mauvais », diraient-ils. – « Ça, je ne peux pas le savoir, devrais-je répondre, puisque je l’ai évité. » Vous voyez ça, Jukes. Oh ! j’y ai bien réfléchi, allez ! tout l’après-midi. »

 

Il leva de nouveau son regard obtus et terne. Jamais on ne l’avait entendu dire tant de paroles en une seule fois. Jukes, dans l’embrasure de la porte, restait les bras ouverts et pareil à un homme qu’on eût invité à assister à un miracle.