Ils viennent à bord un jour d’urgence ; ils n’ont d’attache avec aucun navire, et tous leur sont également indifférents ; ils n’ont que des rapports occasionnels avec leurs camarades, qui ne connaissent rien de leur vie ; puis brusquement, ils décident de vous lâcher, et cela toujours au moment le plus inopportun. Ils s’esquivent sans un mot d’adieu, dans quelque port abandonné du Ciel, où d’autres redouteraient d’échouer ; ils n’emportent avec eux qu’une misérable petite malle ficelée comme une cassette, et fuient avec l’air de secouer vers le navire qu’ils quittent la poussière de leurs souliers.

 

« Attendez seulement un peu, » reprit-il. Jukes ne voyait de lui qu’un dos buté, que balançait l’énorme lame.

 

« Alors vous pensez que ça va chauffer ? demanda Jukes avec un intérêt enfantin.

 

– Si je pense que… Pense rien ! Vous ne m’y prendrez pas ! riposta vivement le petit lieutenant avec un mélange de fierté, de mépris et d’astuce, comme s’il venait d’éventer un piège dans la bénévole question de Jukes. Non ! non ! aucun de vous ici ne se paiera ma tête… À d’autres ! » marmotta-t-il.

 

Jukes classa tout aussitôt le lieutenant dans la catégorie des sales vilains bougres et se prit à déplorer derechef l’effondrement du pauvre James Allen dans le chaland à charbon.

 

La noirceur lointaine du ciel, à l’avant du navire, semblait une seconde nuit vue à travers la nuit étoilée de la terre, une nuit sans étoiles, gouffre d’obscurité par-delà l’univers créé, et dont la déconcertante tranquillité apparaîtrait dans une échancrure de l’étincelante sphère dont notre terre forme le noyau.

 

« Quoi que ce soit qu’il se prépare, dit Jukes, nous y filons tout droit.

 

– C’est vous qui l’avez dit, releva le lieutenant tournant toujours le dos à Jukes. C’est vous qui l’avez dit, remarquez-le bien ; ce n’est pas moi.

 

– Oh ! allez au diable », dit Jukes sans ambages ; l’autre fit entendre un petit gloussement de triomphe :

 

« C’est vous qui l’avez dit ! répéta-t-il.

 

– Et puis après ?

 

– J’ai connu des hommes vraiment remarquables qui ont eu à s’expliquer avec leurs patrons pour en avoir dit fichtrement moins, reprit le premier lieutenant fiévreusement. Oh ! non, vous ne m’y prendrez pas !

 

– Vous semblez diablement préoccupé de ne pas vous couper, dit Jukes qu’aigrissait une telle bêtise. Je n’ai pas peur de dire ce que je pense, moi.

 

– Oui, oui ; de me le dire à moi. Je ne compte pas, je le sais de reste. »

 

Le navire, après un temps de stabilité relative, se lança dans une série de balancements renforcés, et Jukes fut d’abord trop occupé à maintenir son équilibre pour ouvrir la bouche.

 

Mais sitôt que ce violent roulis se fut un peu calmé, il reprit :

 

« C’est un petit peu trop d’une bonne chose. Quoi qu’il en soit, je trouve qu’on devrait mettre debout à la lame. Le vieux vient de rentrer se coucher. Qu’on me pende si je ne vais pas lui en parler. »

 

Il ouvrit la porte de la chambre de veille. Non ! le capitaine Mac Whirr n’était pas couché ; il se tenait debout agrippé d’une main au rebord de la tablette ; de l’autre main il maintenait ouvert un gros volume dans lequel son regard plongeait. La lampe du plafond ballottait dans son cardan ; les livres desserrés se culbutaient sur la planchette ; le long baromètre décrivait des cercles saccadés ; la table à chaque instant modifiait sa pente. Au milieu de ce chahut, le capitaine Mac Whirr, toujours ferme, leva les yeux de dessus le livre et demanda :

 

« Qu’est-ce qu’on me veut ?

 

– Capitaine, la houle augmente.

 

– Ça se remarque ici, grommela Mac Whirr ; rien de fâcheux ? »

 

Jukes, déconcerté par la gravité du regard qui le fixait par-dessus le livre, fit une grimace embarrassée.

 

« On roule comme de vieilles bottes, dit-il d’un air penaud.

 

– Oui ! gros temps – très gros temps. Que voulez-vous ? »

 

À cette demande Jukes perdit pied et commença à patauger.

 

« C’est rapport à nos passagers, dit-il à la manière d’un homme qui s’accroche à un fétu de paille.

 

– Passagers ? s’exclama Mac Whirr. Quels passagers ?

 

– Mais les Chinois, capitaine, expliqua Jukes à qui cette conversation tournait sur le cœur.

 

– Les Chinois ! Pourquoi ne parlez-vous pas clairement ? Je n’arrive pas à comprendre ce que vous voulez dire. Jusqu’à ce jour, je n’avais pas entendu appeler « passagers » une bande de coolies. Passagers, vraiment ? Mais qu’est-ce qui vous prend ?

 

Mac Whirr, refermant le livre sur son index, abaissa le bras et parut intrigué.

 

« Qu’est-ce qui vous fait penser aux Chinois, monsieur Jukes ? »

 

Jukes fit un plongeon comme un homme acculé :

 

« Le navire embarque de leur côté à chaque coup de roulis, capitaine. Leur pont est tout plein d’eau. Je pensais que vous pourriez peut-être faire mettre debout à la lame – pendant quelque temps. Jusqu’à ce que cela se calme un peu. Ce qui ne va pas tarder, il faut croire. Mettez le cap à l’est. Je n’ai jamais vu un bateau rouler comme ça. »

 

Il se tenait debout dans la porte. Le capitaine, renonçant à l’insuffisant point d’appui que lui offrait la planchette, lâcha celle-ci brusquement et alla s’abattre sur sa couchette de tout son poids.

 

« Le cap à l’est ? dit-il en faisant effort pour se mettre sur son séant. Mais c’est nous dérouter de plus de quatre quarts ?

 

– Oui, capitaine, cinquante degrés ; juste assez pour contourner cela. »

 

Le capitaine Mac Whirr s’était maintenant assis. Il n’avait pas lâché le livre, ni même perdu la page.

 

« À l’est ? répéta-t-il avec une stupeur grandissante. À… ah çà ! où est-ce que vous croyez donc que nous allions ? Vous voudriez que je déroute de plus de quatre quarts un navire en pleine puissance pour donner plus d’aise aux Chinois ! Non ! j’ai souvent entendu parler de choses folles faites ici-bas, mais ceci… Si je ne vous connaissais pas, monsieur Jukes, je penserais que vous avez bu. Dévier de quatre quarts… et puis ensuite ? Quatre quarts de l’autre côté, je suppose, pour rattraper la route. Qu’est-ce qui a pu vous mettre dans la tête que j’allais faire courir des bordées à un vapeur tout comme si c’était un voilier ?

 

– Une fameuse chance que ça n’en soit pas un, riposta Jukes avec amertume.