Le Commandant.

Acte Premier--Scène Première

PÈRE UBU, MÈRE UBU

Père Ubu:

--Merdre.

Mère Ubu:

--Oh! voilà du joli, Père Ubu, vous estes un fort grand voyou.

Père Ubu:

--Que ne vous assom'je, Mère Ubu!

Mère Ubu:

--Ce n'est pas moi, Père Ubu, c'est un autre qu'il faudrait assassiner.

Père Ubu:

--De par ma chandelle verte, je ne comprends pas.

Mère Ubu:

--Comment, Père Ubu, vous estes content de votre sort?

Père Ubu:

--De par ma chandelle verte, madame, certes oui, je suis content. On le serait à moins: capitaine de dragons, officier de confiance du roi Venceslas, décoré de l'ordre de l'Aigle Rouge de Pologne et ancien roi d'Aragon, que voulez-vous de mieux?

Mère Ubu:

--Comment! après avoir été roi d'Aragon vous vous contentez de mener aux revues une cinquantaine d'estafiers armés de coupe-choux, quand vous pourriez faire succéder sur votre fiole la couronne de Pologne à celle d'Aragon?

Père Ubu:

--Ah! Mère Ubu, je ne comprends rien de ce que tu dis.

Mère Ubu:

--Tu es sí bête!

Père Ubu:

--De par ma chandelle verte, le roi Venceslas est encore bien vivant: et même en admettant qu'il meure, n'a-t-il pas des légions d'enfants?

Mère Ubu:

--Oui t'empêche de massacrer toute la famille et de te mettre à leur place?

Père Ubu:

--Ah! Mère Ubu, vous me faites injure et vous allez passer tout à l'heure par la casserole.

Mère Ubu:

--Eh! pauvre malheureux, si je passais par la casserole, qui te raccommoderait tes fonds de culotte?

Père Ubu:

--Eh vraiment! et puis après? N'ai-je pas un cul comme les autres?

Mère Ubu:

--A ta place, ce cul, je voudrais l'installer sur un trône. Tu pourrais augmenter indéfiniment tes richesses, manger fort souvent de l'andouille et rouler carrosse par les rues.

Père Ubu:

--Si j'étais roi, je me ferais construire une grande capeline comme celle que j'avais en Aragon et que ces gredins d'Espagnols m'ont impudemment volée.

Mère Ubu:

--Tu pourrais aussi te procurer un parapluie et un grand caban qui te tomberait sur les talons.

Père Ubu:

--Ah! je cède à la tentation. Bougre de merdre, merdre de bougre, si jamais je le rencontre au coin d'un bois, il passera un mauvais quart d'heure.

Mère Ubu:

--Ah! bien, Père Ubu, te voilà devenu un véritable homme.

Père Ubu:

--Oh non! moi, capitaine de dragons, massacrer le roi de Pologne! plutôt mourir!

Mère Ubu (à part):

--Oh! merdre! (Haut) Ainsi tu vas rester gueux comme un rat, Père Ubu.

Père Ubu:

--Ventrebleu, de par ma chandelle verte, j'aime mieux être gueux comme un maigre et brave rat que riche comme un méchant et gras chat.

Mère Ubu:

--Et la capeline? et le parapluie? et le grand caban?

Père Ubu:

--Eh bien, après, Mère Ubu? (Il s'en va en claquant la porte.)

Mère Ubu (seule):

--Vrout, merdre, il a été dur à la détente, mais vrout, merdre, je crois pourtant l'avoir ébranlé. Grâce à Dieu et à moi-même, peut-être dans huit jours serai-je reine de Pologne.

Scène II

(La scène représente une chambre de la maison du Père Ubu où une table splendide est dressée.)

PÈRE UBU, MÈRE UBU

Mère Ubu:

--Eh! nos invités sont bien en retard.

Père Ubu:

--Oui, de par ma chandelle verte. Je crève de faim, Mère Ubu, tu es bien laide aujourd'hui. Est-ce parce que nous avons du monde?

Mère Ubu (haussant les épaules):

--Merdre.

Père Ubu (saisissant un poulet rôti):

--Tiens, j'ai faim. Je vais mordre dans cet oiseau. C'est un poulet, je crois. Il n'est pas mauvais.

Mère Ubu:

--Que fais-tu, malheureux? Que mangeront nos invités?

Père Ubu:

--Ils en auront encore bien assez. Je ne toucherai plus à rien. Mère Ubu, va donc voir à la fenêtre si nos invités arrivent.

Mère Ubu (y allant):

--Je ne vois rien. (Pendant ce temps le Père Ubu dérobe une rouelle de veau.)

Mère Ubu:

--Ah! voilà le capitaine Bordure et ses partisans qui arrivent. Que manges-tu donc, Père Ubu?

Père Ubu:

--Rien, un peu de veau.

Mère Ubu:

--Ah! le veau! le veau! veau! Il a mangé le veau! Au secours!

Père Ubu:

--De par ma chandelle verte, je te vais arracher les yeux.

(La porte s'ouvre.)

Scène III

PÈRE UBU, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE et ses partisans.

Mère Ubu:

--Bonjour, messieurs, nous vous attendons avec impatience. Asseyez-vous.

Capitaine Bordure:

--Bonjour, madame. Mais où est donc le Père Ubu?

Père Ubu:

--Me voilà! me voilà! Sapristi, de par ma chandelle verte, je suis pourtant assez gros.

Capitaine Bordure:

--Bonjour, Père Ubu. Asseyez-vous, mes hommes. (Ils s'asseyent tous.)

Père Ubu:

--Ouf, un peu plus, j'enfonçais ma chaise.

Capitaine Bordure:

--Eh! Mère Ubu! que nous donnez-vous de bon aujourd'hui?

Mère Ubu:

--Voici le menu.

Père Ubu:

--Oh! ceci m'intéresse.

Mère Ubu:

--Soupe polonaise, côtes de rastron, veau, poulet, pâté de chien, croupions de dinde, charlotte russe...

Père Ubu:

--Eh! en voilà assez, je suppose. Y en a-t-il encore?

Mère Ubu (continuant):

--Bombe, salade, fruits, dessert, bouilli, topinambours, chouxfleurs à la merdre.

Père Ubu:

--Eh! me crois-tu empereur d'Orient pour faire de telles dépenses?

Mère Ubu:

--Ne l'écoutez pas, il est imbécile.

Père Ubu:

--Ah! je vais aiguiser mes dents contre vos mollets.

Mère Ubu:

--Dîne plutôt, Père Ubu. Voilà de la polonaise.

Père Ubu:

--Bougre, que c'est mauvais.

Capitaine Bordure:

--Ce n'est pas bon, en effet.

Mère Ubu:

--Tas d'Arabes, que vous faut-il?

Père Ubu (se frappant le front):

--Oh! j'ai une idée. Je vais revenir tout à l'heure. (Il s'enva.)

Mère Ubu:

--Messieurs, nous allons goûter du veau.

Capitaine Bordure:

--Il est très bon, j'ai fini.

Mère Ubu:

--Aux croupions, maintenant.

Capitaine Bordure:

--Exquis, exquis! Vive la mère Ubu.

Tous:

--Vive la Mère Ubu.

Père Ubu (rentrant):

--Et vous allez bientôt crier vive le Père Ubu. (Il tient un balai innommable à la main et le lance sur le festin.)

Mère Ubu:

--Misérable, que fais-tu?

Père Ubu:

--Goûtez un peu. (Plusieurs goûtent et tombent empoisonnés.)

Père Ubu:

--Mère Ubu, passe-moi les côtelettes de rastron, que je serve.

Mère Ubu:

--Les voici.

Père Ubu:

--A la porte tout le monde! Capitaine Bordure, j'ai à vous parler.

Les Autres:

--Eh! nous n'avons pas dîné.

Père Ubu:

--Comment, vous n'avez pas dîné! A la porte tout le monde! Restez, Bordure. (Personne ne bouge.)

Père Ubu:

--Vous n'êtes pas partis? De par ma chandelle verte, je vais vous assommer de côtes de rastron. (Il commence à en jeter.)

Tous:

--Oh! Aïe! Au secours! Défendons-nous! malheur! je suis mort!

Père Ubu:

--Merdre, merdre, merdre. A la porte! je fais mon effet.

Tous:

--Sauve qui peut! Misérable Père Ubu! traître et gueux voyou!

Père Ubu:

--Ah! les voilà partis. Je respire, mais j'ai fort mal dîné. Venez, Bordure. (Ils sortent avec la Mère Ubu.)

Scène IV

PÈRE UBU, MÈRE UBU, CAPITAINE BORDURE

Père Ubu:

--Eh bien, capitaine, avez-vous bien dîné?

Capitaine Bordure:

--Fort bien, monsieur, sauf la merdre.

Père Ubu:

--Eh! la merdre n'était pas mauvaise.

Mère Ubu:

--Chacun son goût.

Père Ubu:

--Capitaine Bordure, je suis décidé à vous faire duc de Lithuanie.

Capitaine Bordure:

--Comment, je vous croyais fort gueux, Père Ubu.

Père Ubu:

--Dans quelques jours, si vous voulez, je règne en Pologne.

Capitaine Bordure:

--Vous allez tuer Venceslas?

Père Ubu:

--Il n'est pas bête, ce bougre, il a deviné.

Capitaine Bordure:

--S'il s'agit de tuer Venceslas, j'en suis.