Un anarchiste

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JOSEPH CONRAD
n° 615
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Texte intégral

Titre original : An Anarchist


An Anarchist a paru pour la première fois dans la revue américaine Harper’s Magazine en août 1906. Notre édition a été établie d’après le texte publié dans le recueil A Set of Six (Methuen and Co., 1908), où il porte le sous-titre : « A Desperate Tale ».

Une première version de la traduction et de la postface ont paru en 2002 aux éditions La Lubie (Lyon).


Illustration de couverture : « La manifestation », estampe de Félix Vallotton, Journal des artistes, 1893 (Bibliothèque nationale de France).

Notre adresse Internet : www.1001nuits.com


© Mille et une nuits, département de la Librairie Arthème Fayard,
janvier 2013 pour la présente édition.

ISBN : 978-2-75550-522-1

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Table des matières

Joseph Conrad
Un anarchiste
Un conte désespéré

Pierre-Julien Brunet
Un naufragé de l’existence

Vie de Joseph Conrad

Repères bibliographiques

JOSEPH CONRAD

Un anarchiste
 Un conte désespéré

 

Cette année-là, je passai les deux meilleurs mois de la saison sèche sur l’un des domaines – en fait, sur le principal domaine d’élevage de bétail – d’une célèbre compagnie de fabrication d’extrait de viande.

B. O. S. Bos. Vous avez vu ces trois lettres magiques dans les pages publicitaires des magazines et des journaux, dans les vitrines des magasins d’alimentation et sur les calendriers de l’année à venir que vous recevez par la poste au mois de novembre. Ils sèment aussi des brochures écrites en plusieurs langues dans un style à l’enthousiasme écœurant, donnant des statistiques d’abattage et de carnage à faire tourner de l’œil un Turc. L’« art » illustrant cette « littérature » représente avec des couleurs vives et brillantes un grand taureau noir furieux qui piétine un serpent jaune se tordant de douleur dans de l’herbe vert émeraude avec un ciel bleu de cobalt en arrière-plan. C’est atroce et c’est aussi une allégorie. Le serpent symbolise la maladie, la faiblesse – peut-être simplement la faim, laquelle est la maladie chronique de la majeure partie de l’humanité. Bien sûr, tout le monde connaît la B. O. S. Ltd., avec ses produits sans pareil : Vinobos, Jellybos, et le dernier en date, à la perfection inégalée, Tribos, dont la valeur nutritive vous est offerte non seulement de façon hautement concentrée, mais déjà à moitié digérée. Tel est apparemment l’amour que porte la société anonymeI à ses semblables, égal à celui du père et de la mère pingouin pour leurs petits affamés.

Bien sûr, le capital d’un pays doit être employé de manière productive. Je n’ai rien à dire contre cette compagnie. Mais étant moi-même animé de sentiments affectueux envers mes semblables, je suis affligé par le système moderne de publicité. Quelle que soit l’évidence avec laquelle il offre esprit d’initiative, ingéniosité, impudence et ressource à certains individus, il prouve selon moi la large prédominance de cette forme de dégradation mentale que l’on appelle crédulité.

Dans diverses régions du monde, civilisé ou non, j’ai dû avaler du B. O. S. avec plus ou moins de bienfait pour moi-même, bien que sans grand plaisir. Préparé avec de l’eau chaude et abondamment poivré pour faire ressortir le goût, cet extrait n’est pas vraiment désagréable au palais. Mais je n’ai jamais pu avaler ses publicités. Peut-être ne sont-elles pas allées assez loin. Aussi loin que je me souvienne, elles ne font aucune promesse de jeunesse éternelle aux utilisateurs de B. O. S., pas plus qu’elles n’ont décerné pour l’instant à leurs estimables produits le pouvoir de ressusciter les morts. Pourquoi cette réserve austère, je me le demande ! Mais je ne pense pas qu’ils m’auraient eu, même en ces termes. Quelle que soit la forme de dégradation mentale dont je puisse (étant seulement humain) souffrir, ce n’est pas la forme courante. Je ne suis pas crédule.

Je me suis donné la peine de mettre clairement en évidence ce constat sur moi-même en vue de l’histoire qui va suivre. J’ai vérifié les faits autant que possible. J’ai consulté des collections de journaux français et j’ai aussi parlé avec l’officier qui commande la garde militaire de l’île RoyaleII quand je gagnai Cayenne au cours de mes voyages. Je crois que l’histoire est vraie dans son ensemble. C’est le genre d’histoire qu’aucun homme, je pense, n’inventerait sur lui-même car elle n’est ni grandiose, ni flatteuse, ni même assez amusante pour être agréable à une vanité pervertie.

Elle concerne le mécanicien du canot à vapeur appartenant au domaine de Marañon, propriété de la compagnie B. O. S. Co., Ltd. Ce domaine est aussi une île, – une île aussi grande qu’une petite province, située dans l’estuaire d’un grand fleuve sud-américain. Elle est sauvage et sans beauté, mais l’herbe qui pousse sur ses basses plaines semble posséder des qualités nutritives et gustatives exceptionnelles. Elle résonne du meuglement d’innombrables troupeaux – un bruit profond et déchirant sous le vaste ciel qui s’élève comme une protestation monstrueuse de prisonniers condamnés à mort. Sur la terre ferme, par-delà une trentaine de kilomètres d’eau boueuse et décolorée, se dresse une ville dont le nom est, disons, Horta.

Mais la caractéristique la plus intéressante de cette île (qui semble comme une sorte de colonie pénitentiaire pour bétail condamné) tient au fait qu’elle est le seul habitat connu d’un papillon somptueux et extrêmement rare.