L’espèce est même plus rare que belle, ce qui n’est pas peu dire. J’ai déjà fait allusion à mes voyages. Je voyageais à cette époque, mais uniquement pour moi-même et avec une modération inconnue de nos jours à cause des billets tour-du-monde. Je voyageais même avec un but. En fait, je suis – « Ha, ha, ha ! – un tueur frénétique de papillons. Ha, ha, ha ! »

C’était le ton avec lequel M. Harry Gee, responsable de l’élevage de bétail, faisait allusion à mes recherches. Il semblait me considérer comme la plus grande absurdité au monde. D’autre part, la compagnie B. O. S. Co., Ltd., représentait pour lui l’acmé de la réussite du dix-neuvième siècle. Je crois qu’il dormait avec ses guêtres et ses éperons. Ses journées, il les passait en selle à voler au-dessus des plaines, suivi d’un train de cavaliers à moitié sauvages qui l’appelaient Don Enrique et qui n’avaient aucune idée précise de la compagnie B. O. S. Co., Ltd, qui payait leur salaire. C’était un excellent responsable, mais je ne vois pas pourquoi, quand nous nous rencontrions aux repas, il était obligé de me taper dans le dos en me questionnant d’une voix forte et sur un ton moqueur : « Comment ça a été le sport aujourd’hui, mortel ? Ça va fort, les papillons ? Ha, ha, ha ! » Surtout qu’il me faisait payer deux dollars par jour l’hospitalité de la compagnie B. O. S. Co., Ltd. (au capital de 1 500 000 livres sterling entièrement versées), dont le bilan pour cette année-là inclut sans aucun doute ces sommes. « Je ne pense pas pouvoir vous demander moins pour être juste envers ma compagnie », avait-il remarqué avec une extrême gravité alors que j’étais en train d’arranger avec lui les conditions de mon séjour sur l’île.

Ses taquineries auraient été assez inoffensives si l’intimité des rapports en l’absence de tout sentiment amical n’était pas quelque chose de détestable en soi. De plus, son côté facétieux n’était pas très amusant. Il consistait en une répétition fatigante d’expressions descriptives appliquées aux gens dans un éclat de rire. « Tueur frénétique de papillons. Ha, ha, ha ! » était un échantillon de son esprit singulier que lui-même appréciait tant. Dans la même veine d’humour exquis, il attira un jour mon attention sur le mécanicien du canot à vapeur tandis que nous flânions sur le chemin qui longe la rivière.

La tête et les épaules de cet homme émergeaient au-dessus du pont sur lequel étaient éparpillés divers outils propres à son métier et quelques pièces de machinerie. Il était en train de faire des réparations sur les moteurs. Au bruit de nos pas, il leva avec anxiété un visage barbouillé au menton pointu et à la minuscule moustache blonde. Ce que l’on pouvait voir de ses traits délicats sous les traces noires m’apparaissait décharné et livide dans l’ombre verdâtre de l’énorme arbre qui étendait son feuillage au-dessus du canot amarré près de la rive.

À ma grande surprise, Harry Gee s’adressa à lui d’un « Crocodile », avec ce ton mi-railleur, mi-brutal, caractéristique de l’autosatisfaction chez les gens de sa délectable espèce :

« Comment va le travail, Crocodile ? »

J’aurais dû dire avant que l’aimable Harry avait appris une espèce de français quelque part, – dans une colonie ou une autre, – et qu’il le prononçait avec une précision forcée déplaisante comme s’il cherchait à tourner cette langue en ridicule. L’homme dans le canot lui répondit rapidement d’une voix agréable. Ses yeux avaient une douceur limpide et ses dents brillaient d’un blanc éclatant entre ses lèvres fines et tombantes. Le responsable se tourna vers moi, m’expliquant d’une voix très forte et enjouée :

« Je l’appelle Crocodile parce qu’il vit à moitié dans le ruisseau, à moitié en dehors. Amphibie, – vous voyez ? Il n’y a rien d’autre d’amphibie qui vive sur l’île à part les crocodiles ; il doit donc appartenir à l’espèce, non ? Mais en réalité, il n’est rien de moins qu’un citoyen anarchiste de Barcelone.

– Un citoyen anarchiste de Barcelone ? » répétai-je bêtement, en baissant les yeux vers l’homme. Il était retourné à son travail dans le puits de moteur du canot et nous présentait son dos arc-bouté. Dans cette attitude, je l’entendis protester très distinctement :

« Je ne connais même pas l’espagnol !

– Hein ? Quoi ? Tu oses nier que tu viens de là-bas ? », lui asséna avec arrogance le responsable modèle.

À ces mots, l’homme se redressa, laissant tomber une clef à molette qu’il venait d’utiliser, et nous fit face ; mais il tremblait de tous ses membres.

« Je ne nie rien, rien, rien ! » dit-il avec excitation.

Il prit la clef à molette et se remit au travail sans nous porter plus attention.