Je n’ai pas pu savoir où ils allaient ni qui ils étaient. Ils me donnaient à manger tous les jours ; mais je n’aimais pas la manière dont ils parlaient de moi dans leur langue. Peut-être envisageaient-ils de me jeter par-dessus bord afin de garder le bateau pour eux. Comment le savoir ? Comme nous passions devant cette île, j’ai demandé si elle était habitée. J’ai compris d’après le mulâtre qu’il y avait une maison. Une ferme, me suis-je dit. Alors je leur ai demandé de me débarquer sur la plage et de garder la barque pour la peine. C’était, j’imagine, justement ce qu’ils voulaient. Le reste, vous connaissez. »

Après avoir prononcé ces mots, il perdit soudain tout contrôle de lui-même. Il allait et venait de long en large, de plus en plus rapidement, jusqu’à ce qu’il se mette à courir ; ses bras battaient l’air comme un moulin à vent et ses exclamations relevaient quasiment du délire. L’idée générale, c’était qu’il « ne niait rien, rien ! ». Je ne pouvais que le laisser continuer et m’asseoir hors de son passage, tout en lui répétant par intervalles : « Calmez-vous, calmez-vous », jusqu’à ce que son agitation s’épuisât d’elle-même.

Je dois avouer aussi que je restai longtemps là-bas après qu’il se fut glissé sous sa moustiquaire. Il m’avait supplié de ne pas le quitter ; alors, comme on veille un enfant anxieux, je le veillais – au nom de l’humanité – jusqu’à ce qu’il s’endormît.

Dans l’ensemble, j’ai l’idée qu’il était bien plus anarchiste qu’il ne me l’avait avoué ou qu’il ne se l’avouait à lui-même ; et que, les éléments propres à son cas mis à part, il ressemblait vraiment à beaucoup d’autres anarchistes. Le cœur chaud et la tête faible, voilà le fin mot de l’énigme ; c’est un fait que tout individu capable de sentiment et de passion transporte en lui les contradictions les plus amères et les conflits les plus meurtriers du monde.

Sur la base d’une enquête personnelle, je peux certifier que l’histoire de la mutinerie des détenus s’est déroulée en tous points comme il l’a exposée.

Quand je revins de Cayenne à Horta et vis à nouveau l’« anarchiste », il avait mauvaise mine. Il était plus las, encore plus frêle et franchement livide sous les traces de crasse dues à son métier. Manifestement, la viande du principal troupeau de la compagnie (sous sa forme non concentrée) ne lui convenait pas du tout.

Ce fut sur le ponton que nous nous rencontrâmes à Horta ; j’essayai de le décider à laisser le canot amarré où il était et de me suivre en Europe sur-le-champ. Cela aurait été délicieux de penser à la surprise et à l’écœurement de l’excellent responsable devant la fuite du pauvre garçon. Mais il refusa avec une obstination invincible.

« Vous n’avez tout de même pas l’intention de vivre ici pour toujours ! », m’écriai-je. Il secoua la tête.

« Je mourrai ici », dit-il. Puis il ajouta d’un ton maussade : « Loin d’euxVI. »

Quelquefois, je pense à lui, allongé, les yeux ouverts, sur son équipement de cavalier, dans le hangar bas plein d’outils et de ferraille – l’esclave anarchiste du domaine de Marañon, attendant avec résignation ce sommeil qui, comme il avait l’habitude de le dire, le « fuyait » d’une manière inexplicable.

I- Traduction de « Limited Company ». Pour les occurrences de cette expression sous une forme abrégée (Co., Ltd.), nous avons laissé le terme original, aucun équivalent français (S. A. ou S. A. R. L.) n’étant exact. (Toutes les notes sont du traducteur.)

II- Les mots en français dans le texte original sont en italique.

III- En espagnol dans le texte original (« bouviers » en français).

IV- « Anarchiste » se dit anarquista en espagnol.

V- En espagnol dans le texte original (« domaine » en français).

VI- Le mot anglais du texte original est en italique.

Un naufragé de l’existence

Un anarchiste paraît dans la revue américaine Harper’s Magazine en août 1906 puis, est repris deux ans plus tard, au sein du recueil A Set of Six (Methuen and Co.). En 1920, Joseph Conrad explique dans une « Note de l’auteur » que ces contes s’inspirent de faits réels. Dans le cas d’Un anarchiste, il s’agit de la mutinerie qui se déroula le 21 octobre 1894 sur l’île Saint-Joseph, colonie pénitentiaire située au nord de la Guyane française. Conrad modifie peu l’événement, mais il crée un personnage principal à qui il invente un passé (parisien) et un « présent » (sur une île indéterminée) nourris, eux, d’influences littéraires.

Le texte présente de nombreux points communs avec Crainquebille (1901), nouvelle d’Anatole France à laquelle Conrad avait consacré un compte-rendu élogieux dans le numéro du 16 juillet 1904 de la revue anglaise The Speaker.