Je me rappelais leurs mensonges, leurs promesses, leurs menaces et tous mes jours de misère. Pourquoi n’avaient-ils pas pu me laisser seul après ma sortie de prison ? Je les ai regardés et me suis dit que, tant qu’ils vivraient, je ne pourrais jamais être libre. Jamais. Ni moi ni d’autres comme moi qui ont le cœur chaud et la tête faible. Car je sais que je n’ai pas la tête solide, monsieur. J’ai été pris d’une colère noire – la colère de l’extrême ivresse –, mais pas contre l’injustice de la société. Oh, non !
« “Je dois être libre !”, ai-je crié avec fureur.
– “Vive la liberté !” a hurlé ce voyou de Mafile. “Mort aux bourgeois qui nous envoient à Cayenne ! Ils sauront bientôt que nous sommes libres.”
« Le ciel, la mer, l’horizon entier m’ont semblé virer au rouge, au rouge sang, tout autour de la barque. Mes tempes battaient si fort que je m’étonnais qu’ils ne les entendent pas. Comment était-ce possible qu’ils ne les entendent pas ? Comment se fait-il qu’ils n’aient pas compris ?
« J’ai entendu Simon demander : “On n’a pas ramé assez loin, là ?
– Si. Ça suffit”, ai-je dit. J’étais désolé pour lui ; c’était l’autre que je haïssais. Il a rentré sa rame avec un grand soupir et, alors qu’il levait la main pour s’essuyer le front avec l’air d’un homme qui a fait son travail, j’ai appuyé sur la détente de mon revolver et l’ai abattu comme ça, l’arme posée sur mon genou, en plein cœur.
« Il s’est écroulé, sa tête pendait hors de la barque. Je ne lui ai pas accordé un second coup d’œil. L’autre poussa un cri perçant. Un seul cri d’horreur. Alors tout a été calme à nouveau.
« Il a glissé du banc pour se mettre à genoux et a levé ses mains jointes devant son visage dans une attitude de supplication. “Pitié, a-t-il murmuré faiblement. Pitié pour moi… camarade !
– Ah, camarade, ai-je dit à voix basse. Oui, camarade, bien sûr. Eh bien, alors, crie Vive l’anarchie.”
« Il a levé les bras en l’air, le visage tourné vers le ciel et la bouche grand ouverte dans un immense cri de désespoir. “Vive l’anarchie ! Vive…”
« Il est tombé comme une masse, une balle dans la tête.
« Je les ai jetés tous les deux par-dessus bord. J’ai aussi balancé le revolver. Puis je me suis rassis calmement. J’étais enfin libre ! Enfin. Je ne regardais même pas en direction du bateau ; ça m’était égal. En réalité, je pense que j’avais dû m’endormir puisque, tout à coup, il y a eu des cris et j’ai vu le navire arriver sur moi. On m’a hissé à bord et la barque a été attachée à la poupe. Ils étaient tous noirs, hormis le capitaine qui était mulâtre. Lui seul connaissait quelques mots de français.
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