Conrad modifie peu l’événement, mais il crée un personnage principal à qui il invente un passé (parisien) et un « présent » (sur une île indéterminée) nourris, eux, d’influences littéraires.
Le texte présente de nombreux points communs avec Crainquebille (1901), nouvelle d’Anatole France à laquelle Conrad avait consacré un compte-rendu élogieux dans le numéro du 16 juillet 1904 de la revue anglaise The Speaker. S’il s’inspire à l’évidence de ce marchand ambulant condamné par erreur pour insulte à agent de police, il lui apporte des modifications aussi caractéristiques de son style que décisives sur le plan de la signification générale (polyphonie narrative versus point de vue omniscient, fragmentation temporelle versus linéarité chronologique…). Quant à l’unité de lieu respectée par Anatole France, Conrad la rompt tout en conservant Paris comme cadre de la « chute » originelle. En outre, il poursuit l’histoire puisque Crainquebille s’arrête au moment où le personnage éponyme recherche en vain à se faire condamner une seconde fois pour un délit aussi imaginaire que le premier qui l’avait conduit en prison. Conrad poursuit donc l’histoire de son anarchiste prénommé Paul au-delà de son jugement. Il semble dès lors impossible de parler d’une victimisation dans le cas des deux personnages, même si tous deux se voient rejetés à leur sortie de prison, le premier par ses clients et voisins, le second par son employeur et ses confrères. Vieillard fatigué, Crainquebille a toujours été proche de la marginalité tandis que Paul était avant son arrestation un jeune mécanicien parfaitement intégré à la société. Cette plus grande complexité se retrouve d’ailleurs dans la personnalité de leurs avocats : le conservateur soucieux de l’ordre bourgeois devient chez Conrad un socialiste arriviste, plus convaincu que son client.
Le Ventre de Paris (1873) d’Émile Zola constitue une autre influence d’autant plus intéressante que, quelques jours après la publication de son conte, Conrad écrivait (en français) à propos du naturalisme et de celui qu’il appelle son « prophète » : « Tout ça, c’est très vieux jeu1. » Le roman de Zola s’ouvre alors que Florent, le personnage principal lui aussi parisien évadé du bagne, vient de regagner la capitale où il veut croire à sa seconde chance. Cette première divergence entre les deux personnages est rapidement éclairée et renforcée par les récits très différents qu’ils font de leur parcours. Paul ne semble en effet en retirer aucun bénéfice ni même le moindre soulagement, comme le traduit son agitation croissante. À l’inverse, Florent donne à son histoire des allures d’aveu et de demande d’absolution, immédiatement accordée puisqu’il prend un poste d’inspecteur à la marée des Halles dès la fin de sa narration. Alors que Paul affirme dès le début la valeur toute personnelle de sa véritable descente aux enfers, Florent en fait un conte à la troisième personne. Zola y peint les effroyables conditions de vie au bagne même s’il n’est pas encore l’intellectuel engagé qu’il deviendra avec l’affaire Dreyfus – le capitaine sera d’ailleurs détenu de 1895 à 1899 sur l’île du Diable, voisine de l’île Saint-Joseph. Florent raconte ensuite son évasion sur un radeau construit avec deux camarades qui mourront bientôt de faim et de fatigue, et enfin sa longue marche en Guyane hollandaise, aventure pleine d’exotisme dont Un anarchiste est systématiquement privé2.
D’étranges similitudes apparaissent entre les deux personnages dans leur « nouvelle » vie : Paul est ironiquement nourri et blanchi par Harry Gee comme Florent l’est au début par son frère. En outre, le lieu où sa vie a accidentellement basculé, un café, est justement l’endroit où Florent reprend ses activités révolutionnaires. Loin de réussir, son plan débouche sur une nouvelle arrestation et une parodie de procès qui le condamne à une seconde déportation. Deux jugements, comme pour Paul, donc, mais avec des significations différentes puisque Zola en fait un réquisitoire contre les « honnêtes gens », plaçant Florent en héritier de Vautrin et de Valjean3. Conrad, quant à lui, propose une vision plus complexe que symbolisent parfaitement les métaphores de la petite charcuterie devenue compagnie multinationale de l’agro-alimentaire et de la viande dématérialisée en extrait.
L’Île du Docteur Moreau (1896) s’avère la troisième source littéraire majeure d’Un anarchiste. Ce roman de H. G. Wells – avec qui Conrad entretiendra une amitié difficile – s’ouvre sur son personnage principal et narrateur, Edward Prendick, dérivant à bord d’un canot mais bientôt secouru par une goélette à bord de laquelle naviguent des hommes à la peau mate et un étrange médecin, Montgomery, qui voyage accompagné d’animaux. Une fois hors de danger, Prendick explique que deux hommes étaient avec lui avant de tomber à la mer à cause d’une dispute liée aux vivres. Aussi, lorsque le capitaine ne le veut plus parmi son équipage, Prendick est-il condamné à rester sur l’île sans nom du Pacifique où Montgomery se fait débarquer puisqu’il y habite avec un dénommé Moreau, lequel cède au narrateur « une petite pièce », juste un peu plus confortable que le « hangar bas » de Paul. On apprend par ailleurs que Prendick collectionne les papillons et que Montgomery est originaire de Londres où il se plaisait bien, mais « qu’il avait dû quitter soudain et irrévocablement [la ville] parce que, il y a onze ans, par une nuit de brouillard, [il avait] perdu la tête pendant dix minutes », vivant depuis sur cette île comme « un proscrit, un réprouvé4 ». Malgré l’insistance bienveillante de Prendick qui rappelle celle du narrateur d’Un anarchiste, nous n’en saurons pas beaucoup plus. Dans les deux cas, l’alcool est à l’origine de leur déchéance progressive même si, pour Paul, il s’agit d’un malheureux excès d’un soir et non d’un penchant maladif comme c’est le cas de Montgomery. Enfin, un dernier lien unit les deux textes : l’étrange évocation des animaux et, plus précisément, de leur viande. En effet, au moment où le médecin relâche ses animaux, il dit aux lapins de se reproduire pour que lui et Moreau ne manquent pas de viande. Plus tard, ce sont les hurlements des animaux torturés par Moreau qui font étonnamment penser à ceux des troupeaux de la société B. O. S. Co. Si le roman de Wells évolue ensuite vers le fantastique, l’analogie avec Un anarchiste reprend dans les deux derniers chapitres où il est question de l’« effroyable solitude » de Prendick qui regagnera néanmoins la civilisation.
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