Dès lors, si la tonalité générale des deux œuvres est assez proche, « désespéré » (sous-titre d’Un anarchiste) revenant comme un refrain dans LÎle du docteur Moreau, Wells formule une conclusion édifiante, centrée sur l’avenir d’une humanité prise au piège moral de la science alors que Conrad laisse le lecteur libre de son jugement5.

Un anarchiste n’en demeure pas moins une œuvre typiquement conradienne, à l’image du narrateur anonyme, scientifique amateur de chasse aux papillons qui rappelle Stein de Lord Jim (1900), ou encore de l’île sud-américaine qui fait penser au Costaguana de Nostromo (19046). Malgré cela, la critique l’a toujours considérée comme un conte mineur, contrairement nous semble-t-il à deux écrivains majeurs du xxe siècle. Franz Kafka, tout d’abord, pourrait bien s’en être inspiré pour sa nouvelle La Colonie pénitentiaire (1919), elle aussi située sur une île anonyme des tropiques où débarque un personnage-narrateur. En outre, détail rarissime chez l’auteur praguois, l’histoire se « déroule » en français. Enfin, William Faulkner – qui n’a jamais caché son admiration pour Conrad – a très probablement puisé, consciemment ou non, dans Un anarchiste pour le « Vieux Père », seconde partie des Palmiers sauvages (1938), tant les points communs y sont nombreux et significatifs, dès la scène introductive où un jeune ex-forçat raconte ses mésaventures7.

Un anarchiste semble une œuvre inépuisable à la fois riche de ses multiples significations possibles et de sa subtile construction en contrepoint, les voix du narrateur et de Paul s’entremêlant d’ailleurs jusque dans le point d’orgue final. Une suggestion pour conclure : relisez à présent l’histoire de Paul comme la métaphore de l’écriture, ainsi que nous y invite peut-être Conrad dans l’une de ses lettres françaises : « Je vais à ma tâche quotidienne comme le forçat à son labeur, – parce qu’il le faut. La vie est un dur maître. Mais je préfère ne pas en parler8. ».

 

Pierre-Julien Brunet

Vie de Joseph Conrad

1857. Naissance, le 3 décembre, de Jósef Teodor Konrad Korzeniowski à Berditchev (alors située dans la partie de la Pologne annexée par la Russie, aujourd’hui en Ukraine). Aristocrates patriotes, ses parents sont engagés contre la partition de la Pologne entre la Russie et l’Allemagne.

1861-1869. Son père, écrivain mais aussi traducteur d’Hugo et de Shakespeare, est arrêté en 1861, puis exilé l’année suivante au nord de la Russie où sa femme et son fils le suivent. Conrad y développe ses premières migraines et connaît quelques crises d’épilepsie. Très affaiblie par les conditions de vie, sa mère meurt en 1865, son père quatre années plus tard à son retour en Pologne.

1869-1874. Joseph Conrad est élevé à Cracovie par son oncle, Tadeusz Bobrowski, qui lui versera une pension jusqu’à ses trente ans. Il lit énormément, notamment des romans d’aventures (Hugo, le capitaine Marryat, Fenimore Cooper…), et rêve de devenir explorateur.

1874-1877. Il quitte la Pologne pour devenir marin et se rend à Marseille (il parle déjà le français), où il s’engage bientôt dans la marine marchande. Il part pour les Antilles, puis l’Amérique du Sud, d’abord comme mousse puis comme steward, et participe à de la contrebande d’armes en faveur des carlistes espagnols. Sujet à des dépressions et menant, à quai, une vie chaotique, il contracte d’importantes dettes de jeu et tente de se suicider. Peu après, il quitte précipitamment Marseille pour une histoire (inventée ?) de duel lié à une femme, à moins que son oncle, venu régler ses dettes, ne lui ait suggéré de fuir…

1878-1885. Il s’engage dans la marine marchande britannique pour laquelle il effectue de nombreux voyages dans l’océan Indien (Australie, Bangkok, Singapour, Madras, Calcutta). Il devient lieutenant puis second.

1886. Il obtient le brevet de capitaine au long cours et prend la nationalité britannique (choisissant pour nom son troisième prénom afin que le vrai ne soit pas constamment écorché). Il écrit en anglais son premier texte littéraire, L’Officier noir (après quelques tentatives sans suite en français).

1887-1893. Conrad se rend à Java, à Singapour et à Bornéo avant de démissionner en 1889 de son poste à Londres, sans que l’on sache exactement pourquoi. Il débute l’écriture de La Folie-Almayer (dans les marges de son exemplaire français de Madame Bovary !). Il prend les commandes d’un bateau sur le fleuve Congo en 1890, réalisant ainsi son rêve d’enfant. Il effectue de 1891 à 1893 ses deux derniers grands voyages avant d’arrêter définitivement sa carrière de marin.

1894-1913. Il s’installe en Angleterre (d’abord à Londres, puis dans le Kent) et, encouragé par l’écrivain Edward Garnett, il termine la rédaction de La Folie-Almayer, son premier roman publié en 1895. Il épouse l’année suivante Jessie George, une jeune dactylographe avec qui il aura deux fils, et commence à publier régulièrement romans et nouvelles. Il se lie d’amitié avec de nombreux écrivains dont John Galsworthy, Stephen Crane, Henry James, Bertrand Russell et Ford Madox Ford avec qui il écrira deux romans : The Inheritors (1901) et Romance (1903). Bien que fort appréciés par les critiques, ses livres se vendent assez mal ; jusqu’en 1913, date de la parution de son premier succès populaire, Fortune, Conrad est couvert de dettes. En France, des hommes de lettres influents (dont André Gide et Valery Larbaud) s’intéressent assez tôt à lui mais ses œuvres ne sont traduites qu’à partir de 1914.

1914-1924. Conrad se rend en Pologne avec sa famille quand la Première Guerre mondiale éclate. Il ne parvient à rentrer en Angleterre que très difficilement. Souvent malade, il continue néanmoins d’écrire et de publier des fictions, mais aussi quelques essais, livres de souvenirs et pièces de théâtre. Le 3 août 1924, Joseph Conrad meurt d’une crise cardiaque chez lui dans le Kent. Il est enterré à Canterbury sous son nom polonais avec pour épitaphe (également épigraphe de son roman Le-Frère-de-la-Côte) une citation du poète anglais du xvie siècle, Edmund Spenser : « Sleep After Toyle, Port After Stormie Seas, Ease After Warre, Death After Life Does Greatly PleaseI ».

Deux semaines après son décès, Ford Madox Ford dressait ainsi le portrait de son ami dans le Journal littéraire : « Jusqu’à sa mort il a parlé anglais avec un accent méridional français qui le rendait presque incompréhensible à tout Anglais qui ne parlait pas un peu le français : il pensait, il me l’a avoué pour la dernière fois en mai de cette année, toujours en français. »

I- « Le somme après le labeur, le port après les flots tempétueux, / L’aisance après la guerre, la mort après la vie, voilà qui plaît fort » (dans la traduction de Georges Jean-Aubry, Le-Frère-de-la-Côte, Gallimard, 1928).

Repères bibliographiques

Toutes les œuvres de Joseph Conrad sont disponibles en langue française, la plupart dans plusieurs traductions. Sa correspondance complète n’a été publiée qu’en anglais, mais on peut en lire une sélection par Georges Jean-Aubry dans Lettres françaises, Gallimard, 1929.

Étant donné le nombre considérable des études (ne serait-ce qu’en anglais, mais aussi en français et en polonais), nous avons privilégié celles traitant d’Un anarchiste ainsi que de son rapport à la France et à la langue française.

Ouvrages de Joseph Conrad

⬪ Au cœur des ténèbres, Mille et une nuits, 1999.

⬪ Le Compagnon secret, Mille et une nuits, 1995.

⬪ Nouvelles complètes, Gallimard, coll. « Quarto », 2003.

⬪ Œuvres (5 volumes), Gallimard, coll.