Harry Gee gloussait avec une immense satisfaction. « Cette espèce-là est particulièrement meurtrière, n’est-ce pas ? Ça effraie encore plus la clique des scieries d’avoir à faire à lui, vous voyez ? exultait-il avec franchise. Je le tiens mieux par ce nom-là que si je lui avais enchaîné la jambe au pont du canot à vapeur.
« Et remarquez, ajouta-t-il après une pause, il ne le nie pas. Je ne lui cause du tort en aucune façon. C’est un détenu d’une espèce ou d’une autre, de toute façon.
– Mais je suppose que vous lui versez un salaire, non ? demandai-je.
– Un salaire ! Que ferait-il avec de l’argent ici ? Il se fournit en nourriture dans ma cuisine et en vêtements au magasin. Bien sûr, je lui donnerai quelque chose à la fin de l’année, mais vous ne pensez pas que je vais employer un détenu et lui donner la même somme d’argent qu’à un honnête homme ? Je protège d’abord et avant tout les intérêts de la compagnie. »
J’admis que, pour une compagnie qui dépensait chaque année cinquante mille livres en publicité, l’économie la plus stricte était évidemment nécessaire. Le responsable de l’estanciaV de Marañon grommela en signe d’approbation.
« Et puis je vais vous dire, continua-t-il, si j’étais certain que c’est bien un anarchiste et s’il avait le culot de me demander de l’argent, je lui botterais les fesses. Mais laissons-lui le bénéfice du doute. Je suis parfaitement enclin à croire qu’il n’a rien fait de pire que de donner un coup de couteau à quelqu’un – avec des circonstances atténuantes –, à la française, vous savez. Mais cette pourriture subversive et sanguinaire qui abolit toute loi et tout ordre dans le monde me fait bouillir le sang. C’est tout simplement couper l’herbe sous le pied de tout individu brave, respectable et travailleur. Je vous dis que la conscience des gens qui en ont une, comme vous et moi, doit être protégée d’une façon ou d’une autre ; sinon, la première petite crapule qui se pointe vaudrait à tous égards autant que moi. N’est-ce pas, non ? Et c’est absurde ! »
Il me lança un regard furieux. Je hochai légèrement la tête et murmurai que, sans aucun doute, il y avait une grande et subtile part de vérité dans sa vision des choses.
La principale vérité que l’on pouvait découvrir dans les idées de Paul, le mécanicien, c’était qu’une petite chose peut causer la ruine d’un homme.
« Il ne faut pas beaucoup pour perdre un homme », me dit-il un soir, pensif.
Je rapporte cette réflexion en français, puisque l’homme était de Paris et pas du tout de Barcelone. Sur le domaine de Marañon, il vivait à l’écart de l’établissement, dans un petit hangar avec un toit en tôle et des murs de paille qu’il appelait mon atelier. Il y avait un établi. On lui avait donné plusieurs couvertures de chevaux et une selle, non qu’il ait jamais eu l’occasion de monter, mais parce qu’aucune autre literie n’était utilisée par les employés qui étaient tous des vaqueros, des bouviers. Sur cet équipement de cavalier, comme un fils des plaines, il dormait parmi ses outils de mécanicien, sur une litière de morceaux de ferraille rouillée, une forge portative à son chevet nichée sous l’établi qui soutenait sa moustiquaire crasseuse.
De temps à autre, je lui apportais quelques fins de chandelle économisées sur la maigre réserve de la maison du responsable. Il m’en était très reconnaissant car il n’aimait pas rester éveillé dans le noir, avouait-il. Il se plaignait de perdre le sommeil. « Le sommeil me fuit », déclarait-il avec son air habituel d’un stoïcisme contenu qui le rendait sympathique et touchant. Je lui précisais clairement que je n’attachais pas une importance excessive au fait qu’il avait été un détenu.
C’est ainsi qu’un soir il fut amené à me parler de lui. Chaque fois que l’un des bouts de chandelle posé sur le bord de l’établi était entièrement consumé, il se hâtait d’en allumer un autre.
Il avait fait son service militaire dans une garnison de province, puis était retourné à Paris pour exercer son métier. C’était bien payé. Il me dit avec une certaine fierté que, en peu de temps, il gagnait pas moins de dix francs par jour. Il envisageait de s’installer bientôt à son compte et de se marier.
Là, il soupira profondément et marqua une pause. Puis il reprit sur un ton stoïque :
« Il semble que je n’en savais pas assez sur moi-même. »
Pour son vingt-cinquième anniversaire, deux de ses amis de l’atelier de réparation où il travaillait proposèrent de lui offrir à dîner. Il fut immensément touché de cette attention.
« J’étais un homme sérieux, remarqua-t-il, mais je ne suis pas moins sociable qu’un autre. »
La soirée eut lieu dans un petit café du boulevard de la Chapelle. Au dîner, ils burent un vin qui sortait de l’ordinaire. Il était excellent.
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