Un homme sans monture pris dans les pâturages n’a pas l’ombre d’une chance.
« “Que je tombe sur toi comme ça t’a certainement sauvé la vie”, lui ai-je dit. Il remarqua que c’était peut-être le cas mais que, pour sa part, il s’était imaginé que j’avais voulu le tuer sous les sabots de mon cheval. Je l’ai assuré que rien n’aurait été plus facile si j’en avais eu l’intention. Et puis on s’est retrouvé dans une sorte d’impasse. Sur ma vie, je ne savais vraiment pas quoi faire de ce détenu, si ce n’est le flanquer à la mer. L’idée m’a traversé l’esprit de lui demander pourquoi il avait été envoyé au bagne. Il a baissé la tête.
« “C’est quoi la raison ? que je lui dis. Vol, meurtre, viol ou quoi ?” Je voulais entendre ce qu’il aurait à dire pour s’en sortir tout en m’attendant bien sûr à ce que ce soit quelque mensonge. Mais tout ce qu’il dit, ce fut :
« “Imaginez ce que vous voulez. Je ne nie rien. À quoi bon nier quoi que ce soit ?”
« Je l’ai examiné de la tête aux pieds attentivement et une pensée m’a frappé.
« “Ils ont aussi des anarchistes là-bas, lui ai-je dit. Tu en es peut-être un.”
« “Quoi qu’il en soit, je ne nie rien, monsieur”, qu’il répète.
« Cette réponse m’a fait penser qu’il n’était peut-être pas anarchiste. Je crois que ces maudits cinglés sont plutôt fiers d’eux-mêmes. S’il avait été l’un d’eux, il l’aurait probablement avoué direct.
« “Que faisais-tu avant d’être un détenu ?
– Ouvrier, a-t-il répondu. Et un bon.”
« Sur ce, j’ai commencé à penser que, après tout, ce devait être un anarchiste. C’est la classe dont ils viennent le plus, n’est-ce pas ? Je déteste ces brutes qui posent des bombes lâchement. Je m’étais presque décidé à faire faire demi-tour à mon cheval et à le laisser mourir de faim ou se noyer là où il était, suivant ce qu’il préférait. Quant à ce qu’il traverse l’île pour m’embêter à nouveau, les bêtes s’en chargeraient. Je ne sais pas ce qui m’a fait lui demander :
« “Quelle sorte d’ouvrier ?”
« Je me fichais pas mal qu’il me réponde ou non. Mais quand il a dit d’un seul coup : “Mécanicien, monsieur”, j’ai presque bondi de ma selle d’excitation. Le canot était endommagé et inutilisé, arrimé depuis trois semaines dans la crique. Mon devoir envers la compagnie était clair. Il avait remarqué mon sursaut et pendant près d’une minute, nous nous sommes fixés l’un l’autre du regard comme envoûtés.
« “Monte derrière moi sur le cheval, lui ai-je dit. Tu devras remettre mon canot à vapeur en état.” »
Ce furent les mots avec lesquels le digne responsable du domaine de Marañon me raconta l’arrivée du supposé anarchiste. Il avait l’intention de le garder – par sens du devoir envers la compagnie – et le nom qu’il lui avait donné empêcherait le garçon d’obtenir un emploi où que ce soit ailleurs à Horta. Les vaquerosIII du domaine, après leur départ en congé, le répandirent partout en ville. Ils ne savaient pas ce que c’était qu’un anarchiste, ni même ce que Barcelone voulait dire. Ils l’appelaient Anarchisto de BarcelonaIV, comme si c’était son prénom et son nom de famille. Mais les gens de la ville avaient lu des articles dans les journaux à propos des anarchistes en Europe et ils étaient très impressionnés. De son ajout comique « de Barcelona », M.
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