À la vue du prêtre, la figure poupine exprima moins de surprise que d’ennui.

– Qui aurait pu croire ? répétait-il, en passant son énorme mouchoir sur son front ruisselant de sueur, malgré le froid. C’est pas croyable !

Mais le curé de Mégère, encore livide, avait retrouvé cet air d’attention courtoise, de conviction grave et douce qui rendait courage à tous. Les yeux du gros homme s’éclairèrent instantanément.

– Bah ! monsieur le curé, dit-il, vous n’êtes pas de trop. Pour moi, les gendarmes bafouillent. Ils vont, ils viennent, arpentent le chemin, comptent les pierres, sacrés farceurs ! Auraient-ils pas mieux fait de battre le pays tout de suite ? Sûr que l’assassin a des complices.

– Vit-il encore vraiment ? Cette nuit, notre sonneuse avait parlé de deux cadavres.

– Oh ! vivre… enfin ça vit si on veut, j’appelle pas ça vivre, non. Mettons qu’il râle un coup ou deux par-ci par-là.

– Comment ne m’a-t-on pas prévenu ? dit le prêtre d’un air sombre. Je ne puis être d’aucun secours à l’enquête sinon par le témoignage que vous savez. Mais il ne s’agit pas de témoignage. Aux yeux d’un prêtre, monsieur le maire, il n’y a pas d’assassin, je ne connais que le mourant.

Il prononça ces paroles qui eussent pu prêter à quelque emphase, avec une telle simplicité que le maire reconnut plus tard – selon sa propre expression – en avoir eu a la larme à l’œil ».

Le curé de Mégère n’eut pas besoin d’écarter les rangs pressés des spectateurs, ils s’ouvrirent d’eux-mêmes aussitôt que sa longue silhouette noire apparut dans le taillis. Un gendarme détourna la tête en sifflant, l’autre souleva son képi.

Le moribond semblait dormir. Le pansement fait récemment en hâte par le docteur et encore immaculé, bombait fortement autour du torse nu. Sa mauvaise culotte rabattue sur les genoux découvrait le ventre sur lequel on avait jeté une serviette tachée de sang. Les pieds étaient nus dans les chaussettes, car en dépit de toutes les recherches, les sabots, probablement abandonnés au cours de sa fuite à travers le parc, étaient restés introuvables. Le râle, dont le maire avait parlé, ne s’entendait plus : il se devinait seulement au frémissement et au crépitement de l’écume sur les lèvres bleues.

– Docteur Niclausse, dit une voix, d’un ton de brièveté militaire. Le curé de Mégère se retourna brusquement.

– Comment est votre blessé ? fit-il.

– Coma. Nous attendons l’ambulance depuis deux heures. Dans l’état où il est, je redoute de le faire transporter sur un brancard de fortune, par ces maladroits.

– Sans connaissance ?

– Coma, répliqua l’autre avec une brusquerie sans doute affectée (il grelottait de froid sous son léger pardessus). Ce n’est probablement pas la même chose. On ne sait rien. Qu’il ne voie pas, sûr, pour la bonne raison que le muscle des paupières ne sera maintenant détendu que par la mort. Mais il est possible qu’il entende aussi bien que vous ou moi.

Le prêtre soupira mais garda le silence. Parmi tous ces hommes empressés autour du misérable vaincu, et si malhabiles à déguiser la curiosité sauvage qui donnait à leurs visages, d’ordinaire insignifiants, une expression de férocité sournoise, il semblait faire effort pour cacher son dégoût. Les yeux se baissaient d’eux-mêmes, dès qu’il appuyait un moment sur eux son regard vague et triste. Toujours en silence, il s’approcha du moribond, s’agenouilla et commença de prier. D’un accord tacite, ils s’écartèrent tous, les uns après les autres. Le médecin de Mégère lui-même, tirant une cigarette de son étui, s’éloigna dans la direction de la route. Quelques minutes se passèrent.

– Docteur, appela le prêtre tout à coup. Sa voix était plus grave.

– Il est mort, reprit-il, du moins je le crois.

Le maire fut près de lui le premier. Bien qu’il essayât de le dissimuler, son soulagement était visible. Il demanda sur un ton que le tragique des circonstances empêchait seul d’être comique.

– Il est bien mort ? En êtes-vous sûr ? Le prêtre lui tourna le dos.

– Je m’y attendais, fit le médecin de Mégère.

Il ausculta le cœur un long moment, releva la tête et dit, exagérant encore sa froideur professionnelle :

– Pas mort.