Il y a même dans tout cela une chose qui m’échappe, poursuivit-il à voix basse, et presque à l’oreille du curé de Mégère… La respiration doit être embarrassée par quelque caillot, le cœur se défend bien.
– On ne peut quand même pas le laisser là, remarqua l’un des gendarmes avec un regard de biais vers le prêtre, sans doute dans l’espoir d’être approuvé.
La petite moustache blonde du docteur trembla de colère.
– Monsieur le gendarme, dit-il, vous parlez comme un imbécile. Le moribond est intransportable, in-trans-por-ta-ble, comprenez-vous ?
Il pirouetta sur les talons et interrogea des yeux le grand Heurtebise qui accourait du château, tout essoufflé :
– M. le juge d’instruction nous demande tous là-haut ! Rassemblement !
Ils remontèrent la pente. Après avoir hésité un moment, le curé de Mégère les suivit comme à regret.
– Messieurs, dit le magistrat sitôt qu’ils se furent groupés autour de la table sur laquelle le greffier étalait son maigre dossier, il importe que nous restions ici entre nous. On ne laissera désormais passer personne, sous quelque prétexte que ce soit. Il y a eu déjà dans ce parc beaucoup trop d’allées et venues, monsieur le maire, et si vous laissez faire, nous aurons bientôt tout le village sur le dos. Je ne veux près de moi que les premiers témoins. Procédons par ordre.
Il se courba poliment sur sa chaise et dit :
– M. le desservant d’abord… Et qu’est-ce que tu fiches là, toi, galopin ?
– Mon enfant de chœur, intervint doucement le curé de Mégère. Partez, André, vous voudrez bien prévenir ma gouvernante que je serai de retour dans vingt minutes ; j’irai seul, je connais maintenant le chemin. Monsieur le juge d’instruction, ma déposition sera courte. J’ai quitté Grenoble à trois heures environ et…
– Plutôt quatre heures, rectifia le magistrat en souriant. Dès le coup de téléphone, je me suis permis de m’informer avant mon départ. Je sais donc que vous êtes arrivé par le train de dix heures, que vous avez pris votre repas de raidi à l’hôtel de l’Univers, que vous avez manqué la patache, fait une partie de la route avec un industriel connu de Lyon, et le reste du voyage dans la carriole de Mathurin dont une première déposition a déjà été recueillie qui sera d’ailleurs complétée, car elle signale un fait curieux – très curieux, que vous ne pouvez connaître. Mais tout cela n’a qu’une importance secondaire. Votre arrivée est antérieure au crime de plus d’une heure et demie. Laissez-moi vous exprimer mon regret de vous déranger de si bon matin après une journée qui n’a été que trop bien remplie. Je dois vous remercier encore du concours précieux que vous avez apporté, que vous apporterez à l’œuvre de la justice.
Le visage si jeune – l’émotion et la fatigue en accusaient encore l’extraordinaire finesse – se durcit.
– Pardon, dit le prêtre posément. J’ai fait de mon mieux pour prévenir un malheur, je déplore de n’avoir pas réussi. Mon rôle devrait finir là. Nouveau venu dans cette paroisse, je me crois tenu à une très grande réserve ; je ne pourrais accepter d’inaugurer un modeste ministère, déjà rendu difficile, par une collaboration avec…
– La police, conclut le juge. Ce scrupule vous honore, monsieur le desservant. Néanmoins, vous devez comprendre…
– Il sait ce qu’il veut, le gars, dit tout bas le grand Claude à l’oreille de son frère, avec admiration.
– Toute enquête de police est susceptible de s’égarer sur ce que nous appelons des fausses pistes, continua le prêtre. La justice des hommes, monsieur, ne considère que les résultats, elle ne va donc pas sans injustice, ou du moins sans possibilité d’injustice. C’est pourquoi elle n’est pas la mienne.
– Bon ! fit le magistrat d’une voix sèche, bien qu’il ne cessât pas de sourire. Tenons-nous-en à l’essentiel. Vous avez été réveillé par…
– Je n’ai pas été réveillé. J’avais mis beaucoup de temps à ouvrir mes malles, à mettre en ordre mes livres, bref à m’installer dans une chambre que je ne connaissais pas. Je venais seulement de m’étendre sur mon lit. Peut-être y ai-je fermé les yeux quelques minutes, c’est tout. J’ai donc entendu très distinctement plusieurs cris, suivis d’un claquement sec que j’ai pris pour un coup de pistolet. Madame… Madame… Bon… je ne me souviens plus du nom de la propriétaire de ce château.
– Beauchamp, fit le maire.
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