Ils s’usent sournoisement. Et les crimes d’usure, monsieur, ça ne regarde pas les juges !…

Il passa sur ses lèvres, après un silence, sa langue rose et pointue.

– Reste cette Mme Louise, dit-il enfin.

Une seconde leurs yeux se cherchèrent, puis ils échangèrent ensemble un même regard, pareillement réfléchi, attentif.

– J’ai parlé à Mme Louise, en effet, dit brusquement le prêtre avec une simplicité déconcertante. J’aurais même souhaité, je l’avoue, n’attirer là-dessus l’attention de personne. N’importe. La surveillance qu’on exerce sur moi…

– Pardon ! protesta le juge, écarlate.

– Pour avoir des avantages, elle a aussi ses risques. N’essayez pas d’abuser de mon inexpérience, reprit-il en haussant doucement les épaules, je ne suis pas si naïf. Votre intérêt et votre amitié auraient avantage à m’épargner en des matières si délicates. Car, enfin, les confidences que nous recevons, même en dehors du ministère proprement dit, ne sont tout de même pas des confidences comme les autres.

– Je voudrais que vous parliez plus clairement, dit le juge. Que désirez-vous ? Que racontez-vous ? Il ne m’est naturellement jamais venu à l’idée de vous garder à ma disposition.

– Sans doute. Et, de votre part, je n’attends que des procédés irréprochables, dignes de vous et de moi. Êtes-vous aussi sûr de vos subordonnés ? Certes, je ne doute pas d’obtenir de mes supérieurs, dans un délai plus ou moins éloigné, un autre poste. Mais aussi longtemps que leur volonté me tiendra dans celui-ci, je dois défendre, même contre vous, la dignité d’un ministère, hélas ! déjà trop compromise par mon inexpérience et mes étourderies. Toute surveillance exercée sur cette maison, sur ses abords, sur les gens que j’y appelle, peut prendre, aux yeux de mes paroissiens, un caractère fâcheux, extrêmement fâcheux… C’est ainsi qu’il y a vingt minutes à peine, comme je me penchais à cette fenêtre en compagnie de M. le docteur, nous avons pu apercevoir, par-dessus la haie…

– Mille pardons ! Il s’agit d’un simple malentendu. L’inspecteur Grignolles, arrivé tout à l’heure de Grenoble, croyait me trouver ici.

– Vous voyez vous-même…

– Mais je ne vois rien ! fit le juge, de nouveau écarlate. Je répète qu’il s’agit d’un simple malentendu.

– Alors, à quoi bon courir le risque de, … Il se renouvellerait sûrement ! Puis-je disposer librement de deux jours, trois au plus ?…

– Évidemment !

– Trois jours d’une liberté absolue, sans réserves. En conscience, je ne puis vous garantir qu’à ce prix un résultat favorable à la démarche que je vais tenter. Car la moindre intervention de vos collaborateurs la ferait échouer sûrement. J’ajoute qu’un échec engagerait si gravement ma liberté, mon honneur…

Il hésita.

– Cela briserait ma vie, conclut-il.

La petite tête du juge restait drôlement penchée sur l’épaule comme celle d’un oiseau. Et le curé de Mégère ne distinguait d’elle, dans l’ombre, qu’une oreille rose et lisse, attentive.

– Je ne demande que votre parole, murmura-t-il à voix basse. Je ne désire pas être espionné, voilà tout.

Une bûche croula dans les cendres.

Le juge se leva lentement, tapota de la main ses genoux, étouffa un bâillement et dit en haussant les épaules avec l’espèce de compassion indulgente qu’on a pour un enfant capricieux, ce sourire qui avait triomphé de l’obstination de tant d’adversaires moins rusés.

– Je puis vous faire conduire jusqu’à la gare de Dombasles dans ma voiture. Je pense que votre intention est d’aller prendre les instructions de vos supérieurs à Grenoble.

– Oui, cela est aussi dans mes intentions.

– Bon, approuva le juge, poursuivant visiblement au fond de lui-même un raisonnement mystérieux. La chose est simple. Quelle que soit la marche de l’enquête, votre présence ici n’est pas indispensable, et il m’est très facile de justifier une absence momentanée ? Pourquoi vous refuserais-je ce service ? Entre nous, mon cher curé, je préfère vous avoir pour ami que pour…

Il eut un rire forcé, presque aigu, et comme s’avisant trop tard de retenir une parole imprudente, s’écria en rougissant légèrement.

– Vous êtes réellement extraordinaire ! Le prêtre le plus extraordinaire que j’aie jamais vu.

– Hélas ! soupira le curé de Mégère, expliquez-vous.

– Mon Dieu, à peine serais-je capable d’expliquer à moi-même, d’analyser… une… une impression très complexe – il répéta deux fois ce mot avec une satisfaction très visible. Et tenez, par exemple… Oh ! peu de chose sans doute, un détail – mais enfin j’ai quelque expérience du visage humain… une expérience professionnelle, oserais-je dire. Hé bien, il y a dans les traits du vôtre un tel contraste qu’en vérité… Allons ! Je dois vous faire en ce moment l’effet d’un imbécile.

– Non, répliqua gravement le prêtre. Je crois simplement que ce contraste est dans votre esprit.

– Peut-être… Et néanmoins une telle jeunesse des traits, une expression – excusez-moi – presque enfantine alors que… Voyons, même au séminaire on a dû vous dire quelque chose de votre extraordinaire ascendant ? Un prêtre de votre âge n’a pas d’habitude cette assurance profonde qui… On croirait que vous avez longtemps vécu.

– J’ai souffert, monsieur, cela revient sans doute au même. Mais rassurez-vous ! Ni au séminaire ni ailleurs personne ne s’en est jamais soucié…

Il ramena frileusement les plis de son châle sur sa poitrine et dit en souriant :

– Je crois que vous voulez surtout retarder le plus possible une formalité désagréable. Vous n’y échapperez pourtant pas. Ai-je votre parole, oui ou non ?

– Vous l’avez.

Du même pas, bien que raffermi, le curé de Mégère s’éloigna de la fenêtre, reprit sa place au coin du foyer. Sa figure impassible n’avait d’autre mouvement que les reflets du foyer demi-mort, qui en faisaient jouer les ombres.