Et l’expression de ce visage était plutôt celui de la fatigue et de l’ennui.

– Vous l’avez, reprit le juge. Vous l’avez, telle que vous me l’avez demandée, sans condition d’aucune sorte. Avouez maintenant que ma curiosité… Il m’est difficile de ne pas voir plus qu’une coïncidence fortuite entre le désir auquel je viens de me rendre et… votre entretien avec…

– Avec Mme Louise ? Vous ne vous trompez pas. Et retenez encore ceci, monsieur. Je ne suis qu’un prêtre sans expérience, mais je sais ce dont je parle, et je pèse mes mots. Quoi qu’il arrive, je vous donne ma parole, ma parole de prêtre, que cette personne est non seulement irréprochable, cela va de soi, mais que ma responsabilité se trouve gravement engagée à son égard. Nul ne peut la délier que moi d’un engagement que je lui ai fait prendre. Vous commettriez une cruauté en cherchant à lui arracher un secret qui d’ailleurs serait, pour l’instant, et hors de ma présence, absolument inutile à l’enquête. Cela aussi, je vous l’affirme, sur mon honneur sacerdotal.

– Êtes-vous bon appréciateur en pareille matière ? fit le magistrat, en soupirant.

– L’avenir vous le démontrera bientôt, reprit le prêtre avec une autorité soudaine. Qu’avez-vous à craindre de moi ? Que pourrait contre la justice un malheureux curé soumis à une discipline stricte, et que la plus légère extravagance perdrait aux yeux de ses supérieurs ? Ne pouvez-vous courir le risque d’un retard de quelques jours dans une enquête que vous conduirez d’ailleurs, en attendant, comme il vous plaira, si je m’affirme capable, avec un peu de chance et l’aide de Dieu, d’apporter une lumière complète, totale sur une affaire, d’ailleurs beaucoup moins obscure que vous ne pensez ? Car, j’ai encore une requête à vous présenter. Peut-être, au cours de mon absence, me verrai-je dans l’obligation d’appeler auprès de moi – oh ! pour un délai bien court, vingt-quatre heures suffiront sans doute – Mme Louise. La laisserez-vous me rejoindre, dans les mêmes conditions que je vais partir moi-même, c’est-à-dire absolument libre de toute surveillance ?

Le juge s’agitait sur sa chaise, avec une impatience croissante.

–Écoutez, mon cher ami, dit-il tout à coup et comme n’y tenant plus, vous êtes libre de ne pas parler, mais vous avez tort de jouer avec moi aux propos interrompus. Allons donc ! je ne suis pas un enfant ! Et encore un enfant s’apercevrait que vous en savez plus long que vous ne voulez en avoir l’air, car je ne puis croire que vous vous amusiez à m’intriguer, pour rien… pour le plaisir. Après tout, il s’agit d’une affaire sérieuse, que diable ! Oh ! je rends hommage à la correction de votre attitude. Dans des circonstances pareilles un prêtre de votre âge aurait pu aisément s’affoler. Mais – pardonnez-moi – vous m’étiez hier encore totalement inconnu. Il ne vous a pas fallu dix minutes pour gagner ma confiance, à ma grande surprise d’ailleurs, car je ne la donne pas aisément d’habitude. Et depuis quelques temps – disons depuis un événement que j’ignore, mais que je crois deviner – vos hésitations, vos réticences… Bref, il semble que ma confiance vous gêne, que vous vous efforcez de la décevoir, de la blesser, de la lasser.

– Quel événement ? demanda le curé de Mégère.

– Que sais-je ?… L’aveu de Mme Louise, par exemple.

Le visage du prêtre ne montra aucune surprise, mais seulement une réelle souffrance.

– Votre imagination travaille sur ce thème, dit-il avec un soupir. Qu’y puis-je ? Mais vous oubliez que ces émotions m’ont horriblement fatigué. À la lettre, je ne tiens plus debout. Ce que vous prenez pour une attitude équivoque n’est qu’épuisement des nerfs, voilà tout.

– Il est trop facile de mettre au compte des nerfs… commença le juge sur le ton d’un écolier récitant sa leçon.

– Oh ! ma conscience ne me fait aucun reproche, protesta le curé de Mégère, avec un pauvre sourire. Vous ne pouvez d’ailleurs comprendre ce que je sens. Vous avez une mission à remplir, vous servez la justice, votre justice, que vous importe ! Hélas ! il ne m’est pas même permis de vous envier. Je suis hors de jeu, et tout indigne représentant que je sois d’une justice supérieure à la vôtre, d’un pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, personnellement je ne puis rien, je suis aussi désarmé qu’un enfant. Je vous regarde seulement vous agiter autour de ces deux cadavres avec un frémissement de dégoût, une espèce d’horreur dont je ne suis pas maître. Que de choses j’ai apprises depuis quelques heures ! Et par exemple, un crime, un meurtre, cela m’apparaissait jadis tellement plus simple ! Une vie de plus ou de moins, alors que chaque minute en moissonne des milliers à travers le monde ! Et maintenant…

Il s’était levé brusquement, mais sa haute taille restait un peu courbée, et il s’appuyait d’une main au mur.

– Je vois maintenant que chaque crime crée autour de lui comme une sorte de tourbillon qui attire invinciblement vers son centre innocents ou coupables, et dont personne ne saurait calculer à l’avance la force ni la durée. Oui, monsieur. reprit-il avec une agitation croissante, un geste à peine moins insignifiant qu’une chiquenaude déclenche une puissance mystérieuse qui roule dans le même remous, pêle-mêle, le criminel et ses juges, aussi longtemps qu’elle n’a pas épuisé sa violence, selon des lois qui ne nous sont point connues. Et vous… Et vous…

Il balbutia les derniers mots dans une sorte de râle, glissa sur les genoux, battant l’air de ses bras. Son front sonna contre le mur.

Au lieu d’intervenir, le juge d’instruction resta un moment immobile portant son regard avec une rapidité extraordinaire aux quatre coins de la chambre, puis il le ramena sur le corps inerte étendu à ses pieds.