Son hésitation ne dura qu’une seconde, mais la curiosité à son paroxysme marqua tous ses traits jusqu’à faire de ce visage poupin, le temps d’un éclair, une sorte de masque grimaçant. L’arrivée de Mme Céleste, brisant brusquement sa terrible tension nerveuse, le fit chanceler comme un homme ivre.
Déjà le prêtre ouvrait les yeux. Puis il se remit lui-même debout.
– Je vous demande pardon, fit-il en souriant. Je suis sujet à ces sortes de crises. Le mieux, sans doute, est de me mettre au lit.
– J’ai abusé de vos forces, protesta le juge, c’est à moi de vous demander pardon. Il fit en même temps, et probablement à son insu, le geste de quelqu’un qui remet à plus tard une besogne urgente, se détourne à regret de l’occasion perdue. Mais l’occasion perdue ne se retrouverait plus. Il ne devait jamais revoir le curé de Mégère.
DEUXIÈME PARTIE.
L’unique hôtel de Mégère emprunte son nom aux vieux arbres rangés devant sa façade, et dont les branches, savamment taillées, s’enchevêtrent pour lui faire, la saison venue, un bizarre mur de feuillage, hissé sur quatre troncs d’un vert pâle et, même au cœur de l’été, comme hivernal. D’ailleurs l’hôtel des Quatre-Tilleuls n’a guère d’hôtel que le nom. Mme Simplicie et ses deux filles quinquagénaires donnent tous leurs soins au beau magasin d’épicerie qu’elles tinrent jadis des libéralités d’un très vieux monsieur, notaire révoqué disait-on, et que les anciens du pays se souviennent d’avoir rencontré bien des fois, tordu plus qu’un cep dans sa longue redingote de drap soyeux, les mains crispées à deux cannes jumelles au bec d’ivoire, mais l’œil vif, la bouche nerveuse toujours humide, aussi vermeille que celle d’un petit enfant, et comme flamboyante dans un visage mort. En prenant de l’âge, Mme Simplicie a fini par ressembler à cet octogénaire suspect, depuis longtemps sous la terre. Les trois femmes, dont l’avarice est fameuse, occupaient bourgeoisement jadis toute la maison que la sollicitude notariale avait garnie d’un grand nombre d’armoires à glace en palissandre et de meubles d’acajou massif, couverts de reps. L’avarice, ainsi qu’un jeune animal encore inconscient de sa force et de son appétit, grandit d’abord paisiblement là même où elle était née – la pièce fraîche, obscure, presque tout entière remplie par un coffre-fort aux flancs énormes. Puis elle en était sortie un jour, faisant reculer devant elle pas à pas, ses trois victimes, réduites aujourd’hui à la possession d’une cuisine et de deux cabinets sans fenêtres. Les chambres du premier étage, desservies par un étroit couloir, sont louées à une clientèle de passage, composée surtout de placiers lyonnais.
La chambre de M. le juge d’instruction est la plus vaste. Elle se trouve malheureusement juste au-dessus du magasin, et les tapis, la tenture, la muraille même sont imprégnés de cette odeur rance et miellée, indéfinissable, écœurante, des épiceries de campagne. De plus – car ces demoiselles débitent aussi du genièvre en cachette – dès cinq heures du matin, la porte bat sans cesse. Puis tombent brusquement, de l’église toute proche, les rafales de l’Angélus. Quand le dernier coup finit de rouler à travers la vallée son tonnerre, le ciel tremble encore et met longtemps à s’apaiser.
Néanmoins M. le juge s’attarde un peu ce matin sous l’édredon d’andrinople dont le discret parfum lui rappelle son enfance. Il a plu toute la nuit et l’eau fume encore au flanc de toutes les pentes, pompée par le soleil. La journée qui commence sera belle. Celle d’hier compte parmi les plus lugubres de sa vie. La mauvaise volonté du procureur complique à plaisir les choses les plus simples et l’enquête à peine commencée ressemble à un feu qui va s’éteindre. Elle s’étouffe, comme disent les policiers dans leur jargon. Sans doute le moindre petit fait heureux lui donnerait de l’air, on la verrait flamber de nouveau… Mais rien. Il ne se passe rien. Le village lui-même, un moment tiré de sa torpeur, se rendort. Pour tous, le crime a été commis par un vagabond, un étranger, qui a joué sa chance, un contre dix, et a gagné par miracle, du premier coup. Personne ne se sent sous le coup d’une inculpation possible, l’affaire semble déjà classée. Si seulement…
Quelques heures ont suffi pour mettre Mme Louise hors de cause.
1 comment