Le matérialiste en était réduit à sauter précipitamment sur l'un et l'autre pied, jusqu'à ce qu'il eût modifié sa conception de l'univers. C'est ainsi que la Providence en agit encore aujourd'hui pour nous rendre idéalistes. Notre sentiment élevé du problème de la vie est fait de notre inquiétude perpétuelle. Nous ne savons sur quel pied danser.

Dans cette disgrâce je goûte un plaisir réel. Chercher continuellement la paix et le bonheur, avec la conviction qu'on ne les trouvera jamais, c'est toute la solution que je propose. Il faut mettre sa félicité dans les expériences qu'on institue, et non dans les résultats qu'elles semblent promettre. Amusons-nous aux moyens, sans souci du but. Nous échapperons ainsi au malaise habituel des enfants honorables, qui est dans la disproportion entre l'objet qu'ils rêvaient et celui qu'ils atteignent.

Jérôme Paturot désirait un peu vivement une position sociale. C'est d'une petite âme. Il eût été plus heureux s'il avait suivi ma méthode, s'égayant de ses recherches et n'attachant jamais la moindre importance aux buts qu'il poursuivait! Il eut de curieuses aventures: il n'y prit pas de plaisir. C'est faute d'avoir possédé ma philosophie. Je vais parmi les hommes, le coeur défiant et la bouche dégoûtée; j'hésite perpétuellement entre les rêves de Paturot et ceux des mystiques: les uns et les autres comme moi s'agitent, parce que l'ordinaire de la vie ne peut les satisfaire. Mais j'ai souvent pensé qu'entre tous, Ignace de Loyola avait montré le plus de génie, et je le dis le prince des psychologues, parce qu'il déclare à la dernière ligne de ses Exercices spirituels, ou suite de mécaniques pour donner la paix à l'âme: «Et maintenant le fidèle n'a plus qu'à recommencer

Cela est admirable. Vous travaillez depuis des mois à trouver le bonheur, vous pensez l'avoir enfin conquis; c'est quand vous le désiriez si fort que vous l'avez le plus approché; recommencez maintenant! Faisons des rêves chaque matin, et avec une extrême énergie, mais sachons qu'ils n aboutiront pas. Soyons ardents et sceptiques. C'est très facile avec le joli tempérament que nous avons tous aujourd'hui.

Cette méthode, je l'ai exposée et justifiée, je crois, dans la fiction qu'on va lire. Il m'aurait plu de la ramasser dans quelque symbole, de l'accentuer dans vingt-cinq feuillets très savants, très obscurs et un peu tristes; mais soucieux uniquement de rendre service aux collégiens que j'aime, je m'en tiens à la forme la plus enfantine qu'on puisse imaginer d'un journal.

UN HOMME LIBRE

LIVRE PREMIER

EN ÉTAT DE GRACE

CHAPITRE PREMIER

LA JOURNÉE DE JERSEY

Je suis allé à Jersey avec mon ami Simon. Je l'ai connu bébé, quand je l'étais moi-même, dans le sable de sa grand'mère, où déjà nous bâtissions des châteaux. Mais nous ne fûmes intimes qu'à notre majorité. Je me rappelle le soir où, place de l'Opéra, vers neuf heures, tous deux en frac de soirée, nous nous trouvâmes: je m'aperçus, avec un frisson de joie contenue, que nous avions en commun des préjugés, un vocabulaire et des dédains.

Nous nous sommes inscrits à l'école de M. Boutmy, rue Saint-Guillaume. Mais voyais-je Simon trois mois par année? Il était mondain à Londres et à Paris, puis se refaisait à la campagne. Il passe pour excentrique, parce qu'il a de l'imprévu dans ses déterminations et des gestes heurtés. C'est un garçon très nerveux et systématique, d'aspect glacial. «Mérimée, me disait-il, est estimable à cause des gens qui le détestent, mais bien haïssable à cause de ceux qu'il satisfait.»

Simon, qui ne tient pas à plaire, aime toutefois à paraître, et cela blesse généralement. Très jeune, il était faiseur; aujourd'hui encore, il se met dans des embarras d'argent. C'est un travers bien profond, puisque moi-même, pour l'en confesser, je prends des précautions; pourtant notre délice, le secret de notre liaison, est de nous analyser avec minutie, et si nous tenons très haut notre intelligence, nous flattons peu notre caractère.

Sa dépense et son souci de la bonne tenue le réduisent à de longs séjours dans la propriété de sa famille sur la Loire. La cuisine y est intelligente, ses parents l'affectionnent; mais, faute de femmes et de secousses intellectuelles, il s'y ennuie par les chaudes après-midi. Je note pourtant qu'il me disait un jour: «J'adore la terre, les vastes champs d'un seul tenant et dont je serais propriétaire; écraser du talon une motte en lançant un petit jet de salive, les deux mains à fond dans les poches, voilà une sensation saine et orgueilleuse.»

L'observation me parut admirable, car je ne soupçonnais guère cette sorte de sensibilité. Voilà huit ans que, pour être moi, j'ai besoin d'une société exceptionnelle, d'exaltation continue et de mille petites amertumes.