Mon mérite est d'avoir tiré de l'individualisme même ces grands principes de subordination que la plupart des étrangers possèdent instinctivement ou trouvent dans leur religion. Les jeunes Français croient en eux-mêmes; ils jugent de toutes choses par rapport à leur personne. Ailleurs, il y a le loyalisme; chez nous, c'est l'honneur, l'honneur du nom qui fait notre principal ressort. Mes contemporains ne m'eussent pas écouté si j'avais pris mon point de départ ailleurs que du Moi.

Au milieu d'un océan et d'un sombre mystère de vagues qui me pressent, je me tiens à ma conception historique, comme un naufragé à sa barque. Je ne touche pas à l'énigme du commencement des choses, ni à la douloureuse énigme de la fin de toutes choses. Je me cramponne à ma courte solidité. Je me place dans une collectivité un peu plus longue que mon individu; je m'invente une destination un peu plus raisonnable que ma chétive carrière. A force d'humiliations, ma pensée, d'abord si fière d'être libre, arrive à constater sa dépendance de cette terre et de ces morts qui, bien avant que je naquisse, l'ont commandée jusque dans ses nuances....

Tandis que je crois causer ici avec quelques milliers de fidèles lecteurs, il est possible qu'un étranger s'approche de notre cercle et que, jetant les yeux sur cette préface, il s'étonne. En effet, pour tout le monde, à vingt ans, la grande affaire c'est de vivre, mais bien peu se préoccupent de trouver le fondement philosophique de leur activité. Nos soucis ennuyent tout naturellement celui qui ne les partage pas. Là-dessus, je n'ai rien à répondre. D'autres personnes semblent craindre que le goût de la réflexion ne dénature et ne comprime la naïveté de nos impressions sensuelles ou proprement artistiques. Eh bien! l'art pour nous, ce serait d'exciter, d'émouvoir l'être profond par la justesse des cadences, mais en même temps de le persuader par la force de la doctrine. Oui, l'art d'écrire doit contenter ce double besoin de musique et de géométrie que nous portons, à la française, dans une âme bien faite.... Ah! mon Dieu! ce pauvre petit livre, qu'il est loin de satisfaire à cette magnifique ambition! Il a du moins de la jeunesse, de la fierté sans aucun théâtral et ne rétrécit pas le coeur.

Juillet 1904.

DÉDICACE

A QUELQUES COLLÉGIENS

DE PARIS ET DE LA PROVINCE

J'OFFRE CE LIVRE

J'écris pour les enfants et les tout jeunes gens. Si je contentais les grandes personnes, j'en aurais de la vanité, mais il n'est guère utile qu'elles me lisent. Elles ont fait d'elles-mêmes les expériences que je vais noter, elles ont systématisé leur vie, ou bien elles ne sont pas nées pour m'entendre. Dans l'un et l'autre cas, cette lecture leur sera superflue.

Les collégiens sont à peu près les seuls êtres qu'on puisse plaindre. Encore la moitié d'entre eux sont-ils des petits goujats qui empoisonnent la vie de leurs camarades. Nous autres adultes, nous nous isolons, nous nous distrayons selon le système qui nous paraît convenable. Au collège, ils sont soumis à une discipline qu'ils n'ont pas choisie: cela est abominable. J'ai relevé avec piété, depuis six à sept ans, les noms des enfants qui se sont suicidés. C'est une longue liste que je n'ose pas publier. J'aurais aimé dédier à leur mémoire ce petit livre, mais il m'a paru que j'irais contre leurs intentions, en répandant leurs noms dans la vie.

S'ils m'avaient lu, je crois qu'ils n'auraient pas pris une résolution aussi extrême. Ces âmes délicates et paresseuses étaient évidemment mal renseignées. Elles crurent qu'il y a du sérieux au monde. Elles attachaient de l'importance à cinq ou six choses: en ayant éprouvé du désagrément, elles reculèrent hors de la vie. L'essentiel est de se convaincre qu'il n'y a que des manières de voir, que chacune d'elles contredit l'autre, et que nous pouvons, avec un peu d'habileté, les avoir toutes sur un même objet. Ainsi nous amoindrissons nos mortifications à penser quelles sont causées par rien du tout, et nous arrivons à souffrir très peu.

Parce qu'il détaille ces principes et les illustre de petits exemples empruntés à l'ordinaire de l'existence, mon livre, je crois, est appelé à rendre service.

Quelques amis que j'ai dans la politique m'ont affirmé qu'aux siècles derniers les esprits de notre race, je veux dire les esprits religieux, se plaisaient déjà à faire des prosélytes. Ils enfermaient parfois les esprits épais dans une chambre de fer chauffée au rouge.