Je le respectais beaucoup. Il était déjà à Clarkebury, une pension à une centaine de kilomètres. Grand, élégant, musclé, c’était un très bon sportif, excellent en athlétisme, en cricket, en rugby et en football. Aimable et joyeux, c’était un véritable artiste qui réjouissait les gens en chantant et en dansant. Il avait toute une troupe d’admiratrices – mais beaucoup de jeunes filles aussi le critiquaient parce qu’elles le considéraient comme un dandy et un play-boy. Justice et moi, nous sommes devenus les meilleurs amis du monde et pourtant nous étions très différents à bien des égards : il était extraverti, j’étais introverti ; il était gai, j’étais sérieux. Il réussissait sans effort ; je devais travailler dur. Pour moi, il représentait tout ce qu’un jeune homme devait être et tout ce que je désirais devenir. Bien qu’on nous traitât de la même façon, des destinées différentes nous attendaient : Justice hériterait du rang de chef le plus puissant de la tribu des Thembus, tandis que j’hériterais de ce que le régent, dans sa générosité, voudrait bien me donner.
Chaque jour, je quittais la maison du régent pour aller faire des courses. Parmi les corvées, celle que je préférais c’était repasser les costumes du régent, un travail dont je tirais un grand honneur. Il possédait une demi-douzaine de costumes de type occidental et j’ai passé de nombreuses heures à faire soigneusement le pli de ses pantalons. Son palais se composait de deux grandes maisons de style européen avec des toits de tôle. A cette époque, très peu d’Africains avaient des maisons occidentales et elles étaient considérées comme la marque d’une grande richesse. Six huttes étaient disposées en demi-cercle autour de la maison principale. Elles avaient des planchers de bois, quelque chose que je n’avais jamais vu auparavant. Le régent et son épouse couchaient dans la hutte de la main droite ; la sœur de la régente dans celle du centre, et la hutte de la main gauche servait de réserve. Sous le plancher de la hutte du centre, il y avait une ruche et, parfois, nous soulevions une ou deux lames de parquet pour nous régaler de son miel. Peu de temps après mon arrivée à Mqhekezweni, le régent et son épouse s’installèrent dans l’uxande (maison du milieu) qui, automatiquement, devint la Grande Demeure. Tout près, il y avait trois petites huttes ; une pour la mère du régent, une pour les visiteurs et une que nous partagions, Justice et moi.
A Mqhekezweni, les deux principes qui gouvernaient ma vie étaient la chefferie et l’Eglise. Ces deux doctrines existaient dans une harmonie difficile, mais à l’époque je ne les considérais pas comme antagonistes. Pour moi, le christianisme était moins un système de croyances que le credo d’un homme : le révérend Matyolo. Sa présence puissante incarnait tout ce qu’il y avait d’attirant dans le christianisme. Il était aussi populaire et aimé que le régent, et le fait qu’il fût le supérieur du régent pour les questions spirituelles me faisait une très forte impression. Mais l’Eglise concernait autant ce monde que l’autre : je voyais que, virtuellement, tout ce qu’avaient accompli les Africains semblait s’être réalisé grâce au travail missionnaire de l’Eglise. Les écoles de mission formaient les fonctionnaires, les interprètes et les policiers qui, à l’époque, représentaient les plus hautes aspirations des Africains.
Le révérend Matyolo était un solide gaillard dans la cinquantaine, avec une voix grave et puissante qui faisait qu’il prêchait et chantait à la fois. Quand il disait un sermon à l’église, à l’extrémité occidentale de Mqhekezweni, la salle était archicomble. L’église résonnait des hosannas des fidèles tandis que les femmes s’agenouillaient à ses pieds pour lui demander le salut. Quand je suis arrivé à la Grande Demeure, on m’a raconté que le révérend avait chassé un dangereux esprit avec comme seules armes une bible et une lanterne. Je ne voyais aucune invraisemblance ni aucune contradiction dans cette histoire. Le méthodisme prêché par le révérend Matyolo était du feu et du soufre assaisonnés d’une touche d’animisme africain.
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