Le Seigneur était sage et omnipotent, mais cétait aussi un dieu vengeur qui ne laissait jamais aucune mauvaise action impunie.

A Qunu, je nétais allé à léglise que le jour où lon mavait baptisé. La religion était un rituel que je supportais pour ma mère et auquel je nattachais aucune signification. Mais à Mqhekezweni, elle faisait partie de la trame de la vie et, chaque dimanche, jaccompagnais le régent et sa femme à léglise. Le régent prenait la religion très au sérieux. En fait, la seule fois où il ma donné une raclée cest quand je ne suis pas allé au service du dimanche pour participer à une bataille contre les garçons dun autre village, une transgression que je nai jamais recommencée.

Ce ne fut pas la seule réprimande quon mait faite à cause de ma désobéissance à légard du révérend. Un après-midi, je me suis glissé dans son jardin pour y voler du maïs que jai fait griller et que jai mangé sur place. Une petite fille ma vu et est immédiatement allée le dire au prêtre. La nouvelle sest rapidement répandue et la femme du régent a été mise au courant. Ce soir-là, elle a attendu lheure de la prière  – ce qui était un rituel quotidien  – et elle ma reproché davoir volé le pain dun pauvre serviteur de Dieu et davoir attiré la honte sur ma famille. Elle ma dit que le diable viendrait sûrement me chercher pour me faire expier mon péché. Je ressentais un désagréable mélange de peur et de honte  – la peur de recevoir une punition cosmique bien méritée, et la honte de ne pas avoir été digne de la confiance de ma famille adoptive.

 

A cause du respect universel dont bénéficiait le régent de la part à la fois des Noirs et des Blancs  – et du pouvoir apparemment sans limites qui était le sien, je considérais que la place du chef était le centre même autour duquel tournait toute la vie. Le pouvoir et linfluence du chef imprégnaient chaque aspect de notre existence à Mqhekezweni et cétait le moyen essentiel par lequel on pouvait obtenir un statut influent.

Lidée que je me ferais plus tard de la notion de commandement fut profondément influencée par le spectacle du régent et de sa cour. Jai observé les réunions tribales qui se tenaient périodiquement à la Grande Demeure et elles mont beaucoup appris. Elles nétaient pas programmées de façon régulière, on les convoquait selon la nécessité et on y discutait des questions nationales telles que la sécheresse, le tri du bétail, la politique ordonnée par le magistrat et les nouvelles lois décrétées par le gouvernement. Tous les Thembus étaient libres dy venir  – et beaucoup le faisaient, à cheval ou à pied.

Lors de ces occasions, le régent était entouré de ses amaphakhati, un groupe de conseillers de haut rang qui jouait le rôle de parlement et de haute cour de justice du régent. Il sagissait dhommes sages qui conservaient la connaissance de lhistoire et de la coutume tribales dans leur tête et dont les opinions avaient un grand poids.

Le régent envoyait des lettres pour prévenir ces chefs de la tenue dune réunion et bientôt la Grande Demeure grouillait de visiteurs importants et de voyageurs venus de tout le Thembuland. Les invités se rassemblaient dans la cour, devant la maison du régent, et cest lui qui ouvrait la réunion en remerciant chacun dêtre venu et en expliquant pourquoi il les avait convoqués. A partir de ce moment, il ne disait plus rien jusquà la fin.

Tous ceux qui voulaient parler le faisaient. Cétait la démocratie sous sa forme la plus pure. Il pouvait y avoir des différences hiérarchiques entre ceux qui parlaient, mais chacun était écouté, chef et sujet, guerrier et sorcier, boutiquier et agriculteur, propriétaire et ouvrier. Les gens parlaient sans être interrompus et les réunions duraient des heures. Le gouvernement avait comme fondement la liberté dexpression de tous les hommes, égaux en tant que citoyens. (Les femmes, jen ai peur, étaient considérées comme des citoyens de seconde classe.)

Pendant cette journée, on servait un grand banquet et jai eu souvent mal au ventre pour avoir trop mangé en écoutant les orateurs. Je remarquais que certains tournaient en rond et ne semblaient jamais réussir à dire ce quils voulaient. En revanche, dautres abordaient directement le sujet et présentaient leurs arguments de façon succincte et forte. Jobservais que certains orateurs jouaient sur les sentiments et utilisaient un langage dramatique pour émouvoir leur public, tandis que dautres restaient simples et sobres, et fuyaient lémotion.

Au début, je fus stupéfait par la véhémence  – et la candeur  – avec laquelle les gens faisaient des reproches au régent. Il nétait pas au-dessus de la critique  – en fait il en était souvent la cible principale. Mais quelle que fût la gravité de laccusation, le régent se contentait découter, sans chercher à se défendre et sans manifester aucune émotion.

Les réunions duraient jusquà ce quon soit arrivé à une sorte de consensus. Elles ne pouvaient se terminer quavec lunanimité ou pas du tout. Cependant, lunanimité pouvait consister à ne pas être daccord et à attendre un moment plus propice pour proposer une solution.