Le médecin, qui était un ami, ou peut-être quelque chose de plus, avait réussi à dissimuler sous une couche de fard l’énorme ecchymose, et à boucher le trou avec de la cire…
J’entends d’ici Mme Louise : « Votre neveu s’est toqué de Mme Alfieri… » Mon Dieu c’est vrai que les gens d’ici m’inspirent un tel dégoût – j’ose à peine l’exprimer, j’en ai honte. Et, sans me vanter, pour des raisons différentes, elle et moi, nous devions finir par sympathiser malgré nous, nos disgrâces se ressemblent. Je crois notre amitié très profonde, presque tendre, et pourtant nous ne parlons jamais – ou rarement – de ce que nous aimons – la musique, par exemple. D’un commun accord nous nous en tenons aux seuls sujets de conversation vraiment possibles, vraiment neutres : notre besogne, notre absurde et poignante besogne de chaque jour. Car vous savez, c’est tout de même un type extraordinaire que ce Ganse !. Lorsqu’il se prend pour Balzac et que, le dos à la cheminée, son petit ventre pointant sournoisement entre la culotte et le gilet de piqué de soie, il explique aux belles madames qu’il est chaste comme l’autre – comme Émile Zola – et grâce à quelle mirobolante discipline mentale, il y a certes de quoi mourir de rire.
Vous qui aimez tant les histoires un peu corsées, je vois d’ici frémir le bout de votre petit nez pointu. Bien drôle à voir aussi quand il essaie de jouer les roués de la Régence auprès des duchesses académiques ! Mais pas moyen non plus de garder son sang-froid dès qu’il redevient lui-même, serre les poings, baisse la tête et entre dans le sujet d’un nouveau livre comme une brute, sans prévoir quoi que ce soit, sûr de sa force.
Vous aurez beau dire, ou penser en secret : « Pouah ! ce n’est qu’un romancier populiste, un Zola supérieur. » Non ! Populiste ! Au seul contact d’un tel bonhomme, l’apparence corporelle de M. Thérive se liquéfierait instantanément, et on ne verrait plus qu’une petite flaque de matière oléagineuse, avec une paire de favoris flottant dessus. Oui, oui, je sais vos préférences, Jacques Rivière, par exemple, n’importe ! il y a tout de même quelque chose d’émouvant dans le spectacle d’un vieil écrivain enragé à produire coûte que coûte, à écraser ses jeunes rivaux sous une masse de papier imprimé. Moi qui ai tant de peine à venir à bout d’une nouvelle remontée pièce à pièce, la loupe à l’œil, pivot par pivot, ainsi qu’un chronomètre ! Car en dépit de la haine grandissante des raffinés qui ne lui pardonnent pas de prétendre s’obstiner alors que chaque nouveau livre accuse le fléchissement, hélas ! désormais sans remède, d’un génie fait pour les grosses besognes, la peinture violente et sommaire, d’ailleurs sagace, du Désir, l’auteur de l’Impure reste encore aussi redoutable – pour combien de temps ? – qu’à l’époque de ses premiers triomphes, lorsque lâché à travers un beau monde dont sa présomption magnifique ignorait et désirait tout, il en prenait possession, s’y ébattait ainsi qu’un sauvage au risque de gâcher en quelques mois la matière future de son œuvre, toujours flairant et fonçant, tantôt dupe, tantôt complice, avec des contresens énormes, d’épaisses niaiseries, qui font rire, et découvrant soudain par miracle le petit fait unique qu’il a reconnu aussitôt entre mille, d’instinct, seul fécond parmi tant d’autres plus singuliers peut-être, plus brillants, mais stériles, l’épisode magique, le trait unique autour duquel déjà tourne le sujet. Un sujet ! Il a une manière de prononcer ce mot-là qui déconcerterait à coup sûr l’insolence calculée des confrères, leur morgue glacée. Le sujet ! Son sujet ! Aujourd’hui même que sa curiosité survit à la puissance, quand le regard dévore de loin ce que l’imagination affaiblie, saturée, ne fécondera plus, que son effrayante besogne est devenue le drame des matins et des soirs, avec des alternatives d’euphorie traîtresse, de rage, d’angoisse, ce mot de sujet semble n’éveiller en lui que l’idée de rapt et d’étreinte, il a l’air de vouloir refermer dessus ses grosses mains.
N’allez pas me répondre, avec votre habituelle ironie, que je vois le patron à travers sa secrétaire, que j’écris sous sa dictée. Vous seriez loin de compte. Elle ne parle presque jamais de lui, au contraire. À peine un sourire, un regard, un mot échangé avec moi entre deux portes – un soupir d’admiration ou de pitié, parfois de mépris ou de colère. D’ailleurs je ne les vois guère ensemble que la journée faite, au moment de la mise au point. Le plus souvent ils travaillent tous les deux, seuls. Oh ! c’est une collaboration pas ordinaire ! Elle dure depuis dix ans, et Philippe, qui est toujours aussi mauvaise langue, prétend que la secrétaire est devenue indispensable, qu’elle pourrait, sans scrupule, signer de son nom les derniers bouquins. On dit aussi…, mais ça, par exemple, ça me fait rire ! La vérité est que le patron n’arrive pas à satisfaire les éditeurs, il s’impose ce qu’il appelle horriblement une production régulière, tant de pages par jour, une besogne de forçat – cinq feuilles du roman en train, trois feuilles d’une de ces nouvelles quelconques qu’il publie dans les journaux, sans parler de la correspondance. Alors, naturellement, il s’épargne le plus qu’il peut. Et par exemple, il ne crée pas ses décors, il va les chercher sur place, de ville en ville, autant d’épargné pour la merveilleuse machine qui grince ! Un mot sur la table nous ordonne de faire suivre le courrier poste restante à Châlons, à Brest, à Biarritz, ou dans quelque bourgade ignorée, au diable, et Mme Alfieri l’accompagne seule au cours de ces déplacements mystérieux. Vont-ils seulement à la recherche des décors, ou à celle des acteurs ? Dieu le sait ? En ce cas, et si j’en juge par la qualité des personnages, ils doivent fréquenter, comme vous dites, « un drôle de monde » !
Si je vous rapporte ces potins, c’est d’abord parce que vous les aimez, pas vrai ? On ne vous épate pas facilement, et quand vous me dites que vous devez à mon oncle cette espèce de sang-froid devant le bien et le mal, vous me faites rire. Sûrement, vous êtes née comme ça, on n’arrive même pas à vous imaginer autrement. Vous m’écrivez que je me fais illusion sur votre compte, qu’il n’y a pas grand honneur à prendre ce qui n’est à personne – le cœur d’un pauvre orphelin, sevré de tendresse, réduit jadis à confier ses premiers rêves au giron crasseux de M. le supérieur du petit séminaire de Menetou-Salon, au creux de cette soutane légendaire parsemée de grains de tabac ! N’empêche que j’aurais pu chercher longtemps une tante de votre âge capable de partager mon admiration pour M. Gide, et sans le moindre soupçon de snobisme encore – une espèce d’admiration que notre vieux maître aimerait, parce qu’elle est toute secrète, tout intérieure, qu’elle ne vous empêche pas de donner régulièrement le pain bénit, et que vous n’en laissez jalousement rien paraître aux imbéciles. Il a dû exister ainsi, autrefois, pour la commodité des neveux, des tantes gentiment voltairiennes au fond de délicieuses maisons provinciales, entre une gouvernante dévote et un gros curé sourcilleux qui citait M. de La Harpe, M. de Saint-Pierre, ou M. Louis Racine, le fils… Certes, je ne veux pas faire injure à la mémoire de ma mère – allez ! allez ! je sais que vous ne vous aimiez pas beaucoup – mais enfin j’ai bien le droit de douter que j’aurais pu lui parler aussi librement qu’à vous de Mme Alfieri. Encore moins aurais-je osé la lui présenter, tandis que… tandis que vous aurez beau dire et beau faire, aux prochaines vacances…
Ne prenez donc plus la peine d’insinuer avec quelque perfidie comme dans votre dernière lettre, que les jeunes gens d’aujourd’hui vous déconcertent, et que tout leur cynisme n’aboutit qu’à les jeter, comme de simples coquebins, entre les bras de femmes presque mûres. Il y a pourtant quelque chose de vrai dans les dernières lignes de votre réquisitoire. Les jeunes filles m’embêtent. Les jeunes filles m’assomment. Elles nous embêtent tous. Et d’abord leur camaraderie prétendue nous impose sournoisement des servitudes plus lourdes que n’en ont jamais connu nos pères.
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