Vous voyez bien
qu’à la Ligue, il y a un poste vacant ; ils donnent même
l’adresse où se présenter. Pourtant que je me souvienne, la Ligue
des rouquins a été fondée par un millionnaire américain, du nom
d’Ezechiah Hopkins. C’était un type qui avait des manies : il
avait des cheveux roux et il aimait bien tous les rouquins ;
quand il mourut, on découvrit qu’il avait laissé son immense
fortune à des curateurs qui avaient pour instruction de fournir des
emplois de tout repos aux rouquins. D’après ce que j’ai entendu
dire, on gagne beaucoup d’argent pour ne presque rien faire.
– Mais, dis-je, des tas et des tas de rouquins vont se
présenter ?
– Pas tant que vous pourriez le croire. D’ailleurs c’est un job
qui est pratiquement réservé aux Londoniens. L’Américain a démarré
de Londres quand il était jeune, et il a voulu témoigner sa
reconnaissance à cette bonne vieille ville. De plus, on m’a raconté
qu’il était inutile de se présenter si l’on avait des cheveux d’un
roux trop clair ou trop foncé ; il faut avoir des cheveux
vraiment rouges : rouges flamboyants, ardents, brûlants !
Après tout, monsieur Wilson, qu’est-ce que vous risquez à vous
présenter ? Vous n’avez qu’à y aller : toute la question
est de savoir si vous estimez que quelques centaines de livres
valent le dérangement d’une promenade.”
« C’est un fait, messieurs, dont vous pouvez vous rendre
compte : j’ai des cheveux d’une couleur voyante, mais pure. Il
m’a donc semblé que, dans une compétition entre rouquins, j’avais
autant de chances que n’importe qui. Vincent Spaulding paraissait
si au courant que je me dis qu’il pourrait m’être utile :
alors je lui commandai de fermer le bureau pour la journée et de
venir avec moi. Un jour de congé n’a jamais fait peur à un
commis : nous partîmes donc tous les deux pour l’adresse
indiquée par le journal. Je ne reverrai certainement jamais un
spectacle pareil, monsieur Holmes ! Venus du nord, du sud, de
l’est, de l’ouest, tous les hommes qui avaient une vague teinte de
roux dans leurs cheveux s’étaient précipités vers la City. Fleet
Street était bondé de rouquins, Pope’s Court ressemblait à un
chargement d’oranges. Je n’aurais pas cru qu’une simple petite
annonce déplacerait tant de gens ! Toutes les nuances étaient
représentées : jaune paille, citron, orange, brique, setter
irlandais, argile, foie malade… Mais Spaulding avait raison :
il n’y en avait pas beaucoup à posséder une chevelure réellement
rouge et flamboyante. Lorsque je vis toute cette cohue, j’aurais
volontiers renoncé ; mais Spaulding ne voulut rien entendre.
Comment se débrouilla-t-il pour me pousser, me tirer, me faire
fendre la foule et m’amener jusqu’aux marches qui conduisaient au
bureau, je ne saurais le dire ! Dans l’escalier, le flot des
gens qui montaient pleins d’espérance côtoyait le flot de ceux qui
redescendaient blackboulés ; bientôt nous pénétrâmes dans le
bureau.
– C’est une aventure passionnante ! déclara Holmes tandis
que son client s’interrompait pour rafraîchir sa mémoire à l’aide
d’une bonne prise de tabac. Je vous en prie, continuez votre récit.
Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous m’intéressez !
– Dans le bureau, reprit Jabez Wilson, le mobilier se composait
de deux chaises de bois et d’une table en sapin ; derrière
cette table était assis un petit homme ; il était encore plus
rouquin que moi. A chaque candidat qui défilait devant lui, il
adressait quelques paroles, mais il s’arrangeait toujours pour
trouver un défaut éliminatoire. Obtenir un emploi ne paraissait pas
du tout à la portée de n’importe qui, à cette ligue !
Pourtant, quand vint notre tour, le petit homme me fit un accueil
plus chaleureux qu’aux autres. Il referma la porte derrière
nous ; nous eûmes ainsi la possibilité de discuter en
privé.
« “M. Jabez Wilson ambitionne, déclara mon commis,
d’obtenir le poste vacant à la Ligue.
– Ambition qui me semble très légitime ! répondit l’autre.
Il possède à première vue les qualités requises, et même je ne me
rappelle pas avoir vu quelque chose d’aussi beau !”
« Il recula d’un pas, pencha la tête de côté, et contempla
mes cheveux avec une sorte de tendresse. Je commençai à ne plus
savoir où me mettre. Tout à coup il plongea littéralement en avant,
me secoua la main et, avec une chaleur extraordinaire, me félicita
de mon succès.
« “La moindre hésitation serait une injustice, dit-il. Vous
voudrez bien m’excuser, cependant, si je prends cette
précaution…”
« Il s’était emparé de ma tignasse, et il la tirait si
vigoureusement à deux mains que je ne pus réprimer un hurlement de
douleur.
« “Il y a de l’eau dans vos yeux, dit-il en me relâchant.
Tout est donc comme il faut que cela soit. Que voulez-vous !
la prudence est nécessaire : deux fois nous avons été abusés
par des perruques, et une fois par une teinture… Je pourrais vous
raconter des histoires sur la poix de cordonnier qui vous
dégoûteraient de la nature humaine !”
« Il se pencha par la fenêtre pour annoncer, du plus haut
de savoir, que la place était prise. Un sourd murmure de
désappointement parcourut la foule qui s’égailla dans toutes les
directions. Quelques secondes plus tard, il ne restait plus, dans
Pope’s Court, en fait de rouquins, que moi-même et mon
directeur.
« “Je m’appelle Duncan Ross. Je suis moi-même l’un des
bénéficiaires du fonds qu’a laissé notre noble bienfaiteur.
Êtes-vous marié, monsieur Wilson ? Avez-vous des
enfants ?”
« Je répondis que je n’avais ni femme, ni enfant. La
satisfaction disparut de son visage.
« “Mon Dieu ! soupira-t-il. Voilà qui est très
grave ! Je suis désolé d’apprendre que vous n’avez ni femme ni
enfants. Le fonds est destiné, bien entendu, non seulement à
maintenir la race des rouquins, mais aussi à aider à sa propagation
et à son extension. C’est un grand malheur que vous soyez
célibataire !”
« Ma figure s’allongea, monsieur Holmes ; je crus que
j’allais perdre cette place. Après avoir médité quelques instants,
il me dit que néanmoins je demeurais agréé.
« “S’il s’agissait d’un autre, déclara-t-il, je serais
inflexible.
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