Je lus :
« La Ligue des Rouquins est dissoute.
9 octobre 1890. »
Sherlock Holmes et moi considérâmes successivement ce bref
faire-part et le visage lugubre de Jabez Wilson, jusqu’à ce que
l’aspect comique de l’affaire vînt supplanter tous les
autres : alors nous éclatâmes d’un rire qui n’en finissait
plus.
« Je regrette : je ne vois pas ce qu’il y a de si
drôle ! s’écria notre client, que notre hilarité fit rougir
jusqu’à la racine de ses cheveux flamboyants. Si vous ne pouvez
rien d’autre pour moi que rire, j’irai m’adresser ailleurs.
– Non, non ! cria Holmes en le repoussant dans le fauteuil
d’où il avait commencé à s’extraire. Pour rien au monde je ne
voudrais manquer cette affaire : elle est…
rafraîchissante ! Mais elle comporte, pardonnez-moi de
m’exprimer ainsi, des éléments plutôt amusants. Veuillez nous dire
maintenant ce que vous avez fait lors que vous avez trouvé ce
carton sur la porte.
– J’avais reçu un coup de massue, monsieur. Je ne savais pas à
quel saint me vouer. Je fis le tour des bureaux voisins, mais tout
le monde ignorait la nouvelle. En fin de compte, je me rendis chez
le propriétaire : c’est un comptable qui habite au
rez-de-chaussée ; je lui ai demandé s’il pouvait me dire ce
qui était arrivé à la Ligue des rouquins. Il me répondit qu’il
n’avait jamais entendu parler d’une semblable association. Alors je
lui demandai qui était M. Duncan Ross. Il m’affirma que
c’était la première fois que ce nom était prononcé devant lui.
« “Voyons, lui dis je : le gentleman du
N°14 !
– Ah ! le rouquin ?
– Oui.
– Oh ! fit-il, il s’appelle William Morris. C’est un
conseiller juridique : il se servait de cette pièce pour un
usage provisoire ; Je la lui avais louée jusqu’à ce que ses
nouveaux locaux fussent prêts. Il a déménagé hier.
– Où pourrais je le trouver ?
– Oh ! à son nouveau bureau. J’ai son adresse quelque part…
Oui, 17, King Edward Street, près de Saint-Paul.
– Je courus, monsieur Holmes ! Mais quand j’arrivai à cette
adresse, je découvris une fabrique de rotules artificielles, et
personne ne connaissait ni M. William Morris, ni
M. Duncan Ross.”
– Et ensuite, qu’avez-vous fait ? demanda Holmes.
– Je suis rentré chez moi à Saxe-Coburg Square pour prendre
l’avis de mon commis. Mais il se contenta de me répéter que, si
j’attendais, j’aurais des nouvelles par la poste. Alors ça ne m’a
pas plu, monsieur Holmes ! Je ne tiens pas à perdre un emploi
pareil sans me défendre… Comme j’avais entendu dire que vous étiez
assez bon pour conseiller des pauvres gens qui avaient besoin d’un
avis, je me suis rendu droit chez vous.
– Vous avez bien fait ! dit Holmes. Votre affaire est
exceptionnelle, et je serai heureux de m’en occuper. D’après votre
récit, je crois possible que les suites soient plus graves qu’on ne
le croirait à première vue.
– Plus graves ! s’exclama M. Jabez Wilson. Quoi !
j’ai perdu cette semaine quatre livres sterling…
– En ce qui vous concerne personnellement, observa Holmes, je ne
vois pas quel grief vous pourriez formuler contre cette ligue
extraordinaire. Bien au contraire ! Ne vous êtes-vous pas
enrichi de quelque trente livres ? Et je ne parle pas des
connaissances que vous avez acquises gratuitement sur tous les
sujets dont l’initiale était un A. Ces gens de la Ligue ne vous ont
lésé en rien.
– Non, monsieur. Mais je tiens à apprendre la vérité sur leur
compte, qui ils sont, et pourquoi il m’ont joué cette farce, car
c’en est une ! Ils se sont bien amusés pour trente-deux
livres !
– Nous nous efforcerons donc d’éclaircir à votre intention ces
problèmes, monsieur Wilson. D’abord, une ou deux questions, s’il
vous plaît. Ce commis, qui vous a soumis le texte de l’annonce
depuis combien de temps l’employiez-vous ?
– Un mois, à peu près, à l’époque.
– Comment l’avez-vous embauché ?
– A la suite d’une petite annonce.
– Fut-il le seul à se présenter ?
– Non, il y avait une douzaine de candidats.
– Pourquoi l’avez-vous choisi ?
– Parce qu’il avait l’air débrouillard, et qu’il consentait à
entrer comme débutant.
– En fait, à demi-salaire ?
– Oui.
– Comment est-il fait, ce Vincent Spaulding ?
– Il est petit, fortement charpenté, très vif, chauve, bien
qu’il n’ait pas trente ans. Sur le front il a une tache
blanche : une brûlure d’acide. »
Holmes se souleva de son fauteuil ; une excitation
considérable s’était emparée de lui.
« Je n’en pensais pas moins ! dit-il. N’avez-vous pas
observé que ses lobes sont percés comme par des boucles
d’oreilles ?
– Si, monsieur. Il m’a dit qu’une sorcière les lui avait trouées
quand il était petit.
– Hum ! fit Holmes en retombant dans ses pensées. Et il est
encore à votre service ?
– Oh ! oui, monsieur ! Je viens de le quitter.
– Et pendant votre absence, il a bien géré votre
affaire ?
– Rien à dire là-dessus, monsieur. D’ailleurs il n’y a jamais
grand-chose à faire le matin.
– Cela suffit, monsieur Wilson. Je serai heureux de vous faire
connaître mon opinion d’ici un jour ou deux. Nous sommes
aujourd’hui samedi.
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