Ceci nous mène droit vers l’autre bloc.
Voilà, docteur : le travail est fini, c’est l’heure de nous
distraire ! Un sandwich et une tasse de café, puis en route
vers le pays du violon où tout est douceur, délicatesse,
harmonie : là, il n’y aura pas de rouquins pour nous assommer
de devinettes. »
Mon ami était un mélomane enthousiaste ; il exécutait
passablement, et il composait des œuvres qui n’étaient pas
dépourvues de mérite. Tout l’après-midi, il resta assis sur son
fauteuil d’orchestre ; visiblement, il jouissait du bonheur le
plus parfait ; ses longs doigts minces battaient de temps en
temps la mesure ; un sourire s’étalait sur son visage ;
ses yeux exprimaient de la langueur et toute la poésie du rêve…
Qu’ils étaient donc différents des yeux de Holmes le limier, de
Holmes l’implacable, l’astucieux, de Holmes le champion des
policiers ! Son singulier caractère lui permettait cette
dualité. J’ai souvent pensé que sa minutie et sa pénétration
représentaient une sorte de réaction de défense contre l’humeur qui
le portait vers la poésie et la contemplation. L’équilibre de sa
nature le faisait passer d’une langueur extrême à l’énergie la plus
dévorante. Je savais bien qu’il n’était jamais si réellement
formidable que certains soirs où il venait de passer des heures
dans son fauteuil parmi les improvisations ou ses éditions en
gothique. Alors l’appétit de la chasse s’emparait de lui, et sa
logique se haussait au niveau de l’intuition : si bien que les
gens qui n’étaient pas familiarisés avec ses méthodes le
regardaient de travers, avec méfiance, comme un homme différent du
commun des mortels.
Quand je le vis ce soir-là s’envelopper de musique à
Saint-James’s Hall, je sentis que de multiples désagréments se
préparaient pour ceux qu’il s’était donné pour mission de
pourchasser.
« Vous désirez sans doute rentrer chez vous, docteur ?
me demanda-t-il après le concert.
– Oui, ce serait aussi bien.
– De mon côté, j’ai devant moi plusieurs heures de travail.
L’affaire de Coburg Square est grave.
– Grave ?
– Un crime considérable se mijote. J’ai toutes raisons de croire
que nous pourrons le prévenir. Mais c’est aujourd’hui samedi, et
cela complique les choses. J’aurais besoin de votre concours ce
soir
– A quelle heure ?
– Dix heures ; ce sera assez tôt.
– Je serai à Baker Street à dix heures.
– Très bien… Ah ! dites-moi, docteur : il se peut
qu’un petit danger nous menace ; alors, s’il vous plaît,
mettez donc votre revolver d’officier dans votre poche. »
Il me fit signe de la main, vira sur ses talons, et disparut
dans la foule. Je ne crois pas avoir un esprit plus obtus que la
moyenne, mais j’ai toujours été oppressé par le sentiment de ma
propre stupidité au cours de mon commerce avec Sherlock Holmes.
Dans ce cas-ci j’avais entendu ce qu’il avait entendu, j’avais vu
ce qu’il avait vu ; et cependant !… Il ressortait de ses
propos qu’il discernait non seulement ce qui s’était passé, mais
encore ce qui pouvait survenir, alors que, de mon point de vue,
l’affaire se présentait sous un aspect confus et grotesque. Tandis
que je roulais vers ma maison de Kensington, je me remémorai le
tout, depuis l’extraordinaire récit du copieur roux de
l’Encyclopédie britannique jusqu’à notre visite à Saxe-Coburg
Square, sans oublier la petite phrase de mauvais augure qu’il
m’avait lancée en partant. Qu’est-ce que c’était que cette
expédition nocturne ? Pourquoi devrais je y participer
armé ? Où irions-nous ? Et que ferions-nous ? Holmes
m’avait indiqué que le commis du prêteur sur gages était un
as : un homme capable de jouer un jeu subtil et dur. J’essayai
de démêler cet écheveau mais j’y renonçai bientôt : après
tout, la nuit m’apporterait l’explication que je
cherchais !
A neuf heures et quart, je sortis de chez moi et, par le parc et
Oxford Street, je me dirigeai vers Baker Street. Devant la porte,
deux fiacres étaient rangés. Passant dans le couloir, j’entendis au
dessus un bruit de voix : de fait, quand j’entrai dans la
pièce qui servait de bureau à Holmes, celui-ci était en
conversation animée avec deux hommes. J’en reconnus un
aussitôt : c’était Peter Jones, officier de police criminelle.
L’autre était long et mince ; il avait le visage triste, un
chapeau neuf et une redingote terriblement respectable.
« Ah ! nous sommes au complet ! s’exclama Holmes
en prenant son lourd stick de chasse, Watson, je crois que vous
connaissez M. Jones, de Scotland Yard ? Permettez-moi de
vous présenter M. Merryweather, qui va nous accompagner dans
nos aventures nocturnes.
– Vous voyez, docteur, dit Jones avec l’air important qui ne le
quittait jamais, encore une fois nous voici partant pour une chasse
à deux. Notre ami est merveilleux pour donner le départ. Il n’a
besoin que d’un vieux chien pour l’aider à dépister le gibier.
– J’espère, murmura lugubrement M. Merryweather, que nous
trouverons en fin de compte autre chose qu’un canard sauvage.
– Vous pouvez avoir pleine et entière confiance en
M. Holmes ! dit fièrement l’officier de police. Il a ses
petites méthodes qui sont, s’il me permet de l’avouer, un tout
petit peu trop théoriques et bizarres. mais c’est un détective-né.
Il n’est pas exagéré de dire qu’une fois ou deux, notamment dans
cette affaire de meurtre à Brixton Road ou dans le trésor d’Agra,
il a vu plus clair que la police officielle.
– Oh ! si vous êtes de cet avis, monsieur Jones, tout est
parfait ! s’écria l’étranger avec déférence. Pourtant, je vous
confesse que mon bridge me manque. C’est depuis vingt-sept ans la
première fois que je ne joue pas ma partie le samedi soir.
– Je crois que vous ne tarderez pas à vous apercevoir, dit
Holmes, que vous n’avez jamais joué aussi gros jeu ; la partie
de ce soir sera donc passionnante ! Pour vous, monsieur
Merryweather, il s’agit de quelque trente mille livres. Pour vous
Jones, il s’agit de l’homme que vous voulez tant prendre sur le
fait.
– John Clay, assassin, voleur, faussaire, faux-monnayeur. C’est
un homme jeune, monsieur Merryweather, et cependant il est à la
tête de sa profession. Il n’y a pas un criminel dans Londres à qui
je passerais les menottes avec plus de plaisir. Un type
remarquable, ce John Clay ! Son grand-père était un duc
royal ; lui-même a fait ses études à Eton et à Oxford. Il a le
cerveau aussi agile que ses doigts ; à chaque instant, nous
repérons sa trace, mais quant à trouver l’homme ! Un jour, il
fracturera un coffre en Écosse, et le lendemain il quêtera dans les
Cornouailles pour la construction d’un orphelinat. Il y a des
années que je le piste, et je ne suis jamais parvenu à
l’apercevoir !
– J’espère que j’aurai la joie de vous le présenter cette nuit.
J’ai eu moi aussi affaire une ou deux fois à M. John Clay, et
je vous concède que c’est un as. Mais il est plus de dix
heures : il faut partir. Prenez tous deux le premier
fiacre ; Watson et moi suivrons dans le second. »
Tout au long de notre route, Sherlock Holmes ne se montra guère
enclin à la conversation : du fond du fiacre, il fredonnait
les airs qu’il avait entendus l’après-midi.
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