Dans cette affaire, mes frais ont été minimes :
j’espère néanmoins que la banque me les remboursera. En dehors de
cela, je suis largement récompensé parce que j’ai vécu une
expérience pour ainsi dire unique, et que la Ligue des rouquins m’a
été révélée ! Elle était très remarquable !
– Voyez-vous, Watson, m’expliqua-t-il dans les premières heures
de la matinée, alors que nous étions assis à Baker Street devant un
bon verre de whisky, une chose me sauta aux yeux tout
d’abord : cette histoire assez incroyable d’une annonce
publiée par la soi-disant Ligue des rouquins, et de la copie de
l’encyclopédie britannique, ne pouvait avoir d’autre but que de
retenir chaque jour hors de chez lui notre prêteur sur gages. Le
moyen utilisé n’était pas banal ; en fait, il était difficile
d’en trouver de meilleur ! C’est indubitablement la couleur
des cheveux de son complice qui inspira l’esprit subtil de Clay.
Quatre livres par semaine constituaient un appât sérieux ;
mais qu’était-ce, pour eux, que quatre livres puisqu’ils en
espéraient des milliers ? Ils insérèrent l’annonce : l’un
des coquins loua provisoirement le bureau, l’autre poussa le
prêteur sur gages à se présenter, et tous deux profitaient chaque
matin de son absence. A partir du moment où j’ai su que le commis
avait accepté de travailler à mi-salaire, j’ai compris qu’il avait
un sérieux motif pour accepter l’emploi.
– Mais comment avez-vous découvert de quel motif il
s’agissait ?
– S’il y avait eu des femmes dans la maison, j’aurais songé à
une machination plus vulgaire. Mais il ne pouvait en être question.
D’autre part, le bureau de notre prêteur sur gages rendait peu.
Enfin, rien chez lui ne justifiait une préparation aussi minutieuse
longue et coûteuse. Il fallait donc chercher dehors. Mais chercher
quoi ? Je réfléchis à la passion du commis pour la
photographie, et à son truc de disparaître dans la cave. La
cave ! C’était là qu’aboutissaient les fils de l’énigme que
m’avait apportée M. Jabez Wilson. Je posai alors quelques
questions sur ce commis mystérieux, et je me rendis compte que
j’avais affaire à l’un des criminels de Londres les plus audacieux
et les plus astucieux. Il était en train de manigancer quelque
chose dans la cave : quelque chose qui lui prenait plusieurs
heures par jour depuis des mois. Encore une fois, quoi ? Je ne
pouvais qu’envisager un tunnel, destiné à le conduire vers un autre
immeuble.
« J’en étais arrivé là quand nous nous rendîmes sur les
lieux. Je vous ai étonné quand j’ai cogné le sol avec mon
stick ; mais je me demandais si la cave était située sur le
devant ou sur l’arrière de la maison. Au son, je sus qu’elle
n’était pas sur le devant. Ce fut alors que je sonnai ;
j’espérais bien que le commis se dérangerait pour ouvrir. Nous
avions eu quelques escarmouches, mais nous ne nous étions jamais
vus. Je regardai à peine son visage : c’était ses genoux qui
m’intéressaient. Vous avez pu remarquer vous-même combien à cet
endroit le pantalon était usé, chiffonné, et taché : de tels
genoux étaient révélateurs du genre de travail auquel il se livrait
pendant des heures. Le seul point mystérieux qui restait à élucider
était le pourquoi de ce tunnel. En me promenant dans le coin, je
constatai que la Banque de la City et de la Banlieue attenait à la
maison de Jabez Wilson. Quand vous rentrâtes chez vous après le
concert, j’alertai Scotland Yard et le président du conseil
d’administration de la banque ; et la conclusion fut ce que
vous avez vu.
– Et comment avez-vous pu prévoir qu’ils feraient dès le soir
leur tentative ?
– A partir du moment où le bureau de la Ligue était fermé, il
était certain qu’ils ne se souciaient plus que Jabez Wilson fût
absent de chez lui. Par ailleurs, il était capital de leur point de
vue qu’ils se dépêchassent, car le tunnel pouvait être découvert,
ou l’or changé de place. Le samedi leur convenait bien, car ils
avaient deux jours pour disparaître. C’est pour toutes ces raisons
que je les attendais pour hier soir.
– Votre logique est merveilleuse ! m’écriai je avec une
admiration non feinte. La chaîne est longue, et cependant chaque
anneau se tient.
– La logique me sauve de l’ennui, répondit-il en bâillant.
Hélas ! je le sens qui me cerne encore !… Ma vie est un
long effort pour m’évader des banalités de l’existence. Ces petits
problèmes m’y aident.
– Et de plus, vous êtes un bienfaiteur de la société, ajoutai
je.
Il haussa les épaules : « Peut-être, après tout, cela
sert-il à quelque chose ! “L’homme n’est rien ; c’est
l’œuvre qui est tout”, comme Flaubert l’écrivait à George
Sand. »
Une affaire d’identité
Arthur Conan Doyle
Nous étions assis au coin du feu dans son logement de Baker Street, et Sherlock Holmes me dit :
« La vie, mon cher, est infiniment plus étrange que tout ce
que l’esprit humain pourrait inventer ! Il y a certaines
choses que nous n’oserions pas concevoir, et qui sont pourtant de
simples banalités de l’existence. Je suppose que nous soyons
capables de nous envoler tous les deux par cette fenêtre :
nous planerions au-dessus de Londres et nous soulèverions doucement
les toits, nous risquerions un œil sur les choses bizarres qui se
passent, sur les coïncidences invraisemblables, les projets, les
malentendus, sur les merveilleux enchaînements des événements qui
se sont succédé à travers les générations pour aboutir à des
résultats imprévus à l’origine ; n’importe quel roman, avec
ses développements conventionnels et son dénouement normal, nous
paraîtrait par comparaison étriqué et intéressant.
– Je n’en suis pas encore tout à fait convaincu, répondis-je.
Les intrigues et toutes les affaires que nous lisons sur du papier
imprimé sont généralement assez plates. Prenez les rapports de
police : le réalisme y est poussé jusqu’à l’extrême ; ils
n’en sont pour cela ni passionnants ni riches en effets d’art…
– Pour produire un effet artistique, remarqua Holmes, la
sélection et la discrétion sont indispensables. C’est ce qui manque
dans un rapport de police, où la platitude du style de l’auteur
ressort davantage que les détails, lesquels constituent cependant
le fond de toute l’affaire. Je crois que la banalité est très
anormale. »
Je secouai la tête en souriant :
« Je comprends très bien pourquoi vous professez cette
opinion. Vous occupez la situation d’un conseiller officieux, vous
aidez tous ceux qui, à travers trois continents, se débattent au
sein d’énigmes indéchiffrables.
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