Comment ! Toute la matinée il
n’avait pas cessé de me répéter que, quoi qu’il puisse arriver, je
devais lui rester fidèle ; que même si un événement imprévu
nous séparait, je devais me souvenir toujours que nous étions
engagés l’un à l’autre et que tôt ou tard il réclamerait ce gage…
C’est peut-être une curieuse conversation pour un matin de
noces ; mais les circonstances lui ont donné tout son
sens !
– En effet, tout son sens ! Votre opinion est donc qu’il a
été victime d’une catastrophe imprévue ?
– Oui, monsieur. Je crois qu’il prévoyait un danger ; sinon
il ne m’aurait pas tenu ces propos. Et je pense que ce qu’il
prévoyait s’est produit.
– Mais vous n’avez aucune idée de ce qu’il prévoyait ?
– Aucune.
– Encore une question. Comment votre mère prit-elle la
chose ?
– Elle était furieuse. Elle me dit qu’il ne fallait plus que je
m’avise de lui reparler de Hosmer.
– Et votre père ? L’avez-vous mis au courant ?
– Oui. Il pensa, comme moi, que quelque chose s’était produit et
il m’affirma que j’aurais sous peu des nouvelles de Hosmer. Ainsi
qu’il me l’a dit : « Quel intérêt aurait un homme à te
mener à la porte de l’église, puis à t’abandonner ? »
D’autre part, s’il m’avait emprunté de l’argent, ou si nous nous
étions mariés et si j’avais mis mon argent sur son compte, c’aurait
pu être une raison. Mais Hosmer et moi n’avons jamais parlé
d’argent… Pourtant, monsieur, qu’est-ce qui a pu se passer ?
Pourquoi ne m’a-t-il pas écrit ? Je deviens folle quand j’y
pense ! Et je ne peux plus fermer l’œil.
– Je vais prendre cette affaire en main, dit Holmes en se
mettant debout. Et je ne doute pas que nous n’obtenions un résultat
décisif. Ne faites plus travailler votre cerveau : je me
charge de tout. Mais d’abord, tâchez d’effacer M. Hosmer Angel
de votre mémoire, aussi complètement qu’il s’est effacé de votre
vie.
– Alors… Vous croyez que je ne le reverrai plus ?
– Je crains que non.
– Mais qu’est-ce qui a pu lui arriver ?
– Je répondrai à cette question. J’aimerais avoir une
description exacte de lui, et une des lettres qu’il vous a
adressées.
– J’ai fait insérer une annonce sur lui dans le Chronicle de
samedi dernier, dit-elle. Voici la coupure, et quatre lettres de
lui.
– Merci. Votre adresse ?
– 31, Lyon Place, Camberwell.
– Vous n’avez jamais eu l’adresse de M. Angel, m’avez-vous
dit. Où travaille votre père ?
– Il voyage pour Westhouse & Marbank, les grands
importateurs de vins de Fenchurch Street.
– Merci. Votre déclaration a été très claire. Laissez vos
lettres et la coupure ici, et rappelez-vous le conseil que je vous
ai donné. Tout ceci doit être comme un livre scellé que vous
n’ouvrirez plus jamais : il ne faut pas que votre vie en soit
affectée.
– Je vous remercie, monsieur Holmes. Mais c’est
impossible : je dois avoir confiance en Hosmer. Quand il
reviendra, il me trouvera prête pour lui. »
En dépit du chapeau absurde et du visage un peu niais, il y
avait quelque chose de noble, dans cette fidélité de notre
visiteuse, qui forçait le respect. Elle posa sur la table son petit
tas de papiers et s’en alla, après nous avoir promis qu’elle
reviendrait à la première convocation.
Sherlock Holmes resta assis quelques instants silencieux ;
il avait de nouveau rassemblé les extrémités de ses dix
doigts ; ses longues jambes s’étiraient devant lui, il
regardait fixement le plafond. Puis il retira de son râtelier la
bonne vieille pipe qui était un peu sa conseillère. Il l’alluma,
s’enfonça dans son fauteuil, envoya en l’air de larges ronds de
fumée bleue… Son visage s’assombrit sous une sorte de langueur.
« Très intéressante à étudier, cette jeune fille !
dit-il. Je l’ai trouvée plus intéressante que son petit problème
qui est, soit dit en passant, assez banal. Vous trouverez un cas
analogue si vous consultez mon répertoire à Andover en 1877, et un
autre, presque le même, à La Hague l’an dernier. Pour aussi usée
que soit l’idée, toutefois il y a eu aujourd’hui un ou deux détails
assez nouveaux pour moi. Mais la jeune fille elle-même m’a appris
bien davantage.
– On dirait que vous avez lu sur elle des tas de choses qui sont
demeurées pour moi tout à fait invisibles, hasardai-je.
– Pas invisibles : mais vous ne les avez pas remarquées,
Watson. Vous ne savez pas regarder, c’est ce qui vous fait manquer
l’essentiel. Je désespère de vous faire comprendre un jour
l’importance des manches, ou ce que peut suggérer un ongle de
pouce, voire un lacet de soulier. Qu’avez-vous déduit de l’allure
de cette femme ? Décrivez-la moi, d’abord.
– Voyons : elle avait un chapeau à larges bords, couleur
gris ardoise, avec une plume rouge brique.
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