Charlard est une de ces grandes intelligences, tiens-toi en garde contre lui : la défiance de l’inventeur doit être en proportion de la richesse du financier. C’est une règle que j’écrirai en tête du martyrologe des inventeurs. Est-ce un malin ?

– Il a la réputation d’être très capable et très riche.

– Alors sois très défiant.

– Je ne demande pas mieux que de ne pas m’adresser à lui ; mais, pour entreprendre l’affaire que vous me proposez si généreusement, il faut de l’argent ; je n’en ai pas. Dois-je refuser celui qu’on mettra peut-être à notre disposition ?

– Je ne dis pas cela ; il ne faut jamais refuser l’argent, mais il ne faut l’accepter qu’avec de prudentes réserves. Que demande-t-il, ton banquier ?

– Nous n’avons pas discuté les conditions ; avant tout, il voudrait voir par lui-même une expérience de votre noir décolorant : il a une sucrerie dans sa ferme, il la met à notre disposition.

– Cela est très facile ; je ne peux pas fabriquer ici mon noir, mais j’en ai à Paris une quantité plus que suffisante pour une expérience ; je vais écrire à Abeille de me l’envoyer ; aussitôt qu’il sera arrivé, nous donnerons à ton banquier la preuve qu’il désire.

Le noir arriva quatre jours après, et Pascal courut aux Yvetaux se mettre à la disposition de M. Charlard. Laure déclara à son père qu’elle serait très curieuse d’assister à l’expérience, qui fut fixée au lendemain, dans la matinée.

M. Charlard, qui n’avait reçu d’autre éducation que celle qu’il s’était donnée, avait grand souci dans la vie d’agir toujours et avec tout le monde conformément aux lois les plus rigoureuses de la politesse et des convenances : quand il ne connaissait pas ces lois, ce qui lui arrivait souvent, il aimait mieux aller au-delà que rester en deçà : en écrivant aux gens, il était « leur très humble serviteur », et il prenait sa distance pour signer ; quand il tirait son chapeau à quelqu’un, c’était avec un « j’ai bien l’honneur » aussi respectueux que le salut lui-même.

Au moment où Cerrulas et Pascal allaient partir pour les Yvetaux, ils virent s’arrêter devant leur maison la calèche de M. Charlard qui venait les chercher ; le valet de pied en grande livrée était porteur d’une lettre par laquelle le banquier « avait bien l’honneur de présenter ses très humbles salutations à MM. Cerrulas père et fils et les prier à déjeuner aussitôt après l’expérience. »

– En route pour la fortune, dit gaiement Cerrulas lorsqu’il fut assis dans la calèche, et ne versons pas.

– Ce serait dur.

– Tu tiens donc bien à la fortune ? Rassure-toi, tu l’auras ; l’affaire est certaine.

– N’est-ce pas que le chemin est admirable ? dit Pascal en montrant à son père les herbages au milieu desquels ils passaient.

– C’est le chemin du paradis.

Il ne croyait pas dire si vrai : Pascal était réellement un bienheureux arrivant au ciel.

Sa Divinité les reçut à la descente de la voiture ; moins cérémonieuse que son père, qui endossait régulièrement son habit noir au saut du lit, elle était en toilette du matin, mais tout à l’avantage de sa beauté, dont la splendeur n’éclatait jamais plus magnifiquement que dans la simplicité du négligé. Cerrulas, qui ne l’avait jamais vue, fut ébloui, et ses regards allèrent avec une curiosité soupçonneuse d’elle à son fils et de son fils à elle.

On se dirigea vers la sucrerie, qui s’élevait à l’extrémité de la ferme. La cour était pleine de mouvement et de bruit. C’était l’époque de la récolte, et des environs, à dix lieues à la ronde, les paysans arrivaient conduisant de grandes voitures chargées de betteraves ; partout on voyait les betteraves empilées en tas sous les pommiers, et de leur collet décapité coulait une liqueur épaisse et rouge comme du sang coagulé. Les cheminées de l’usine vomissaient des tourbillons de fumée et l’on entendait le ronflement des appareils en mouvement, tandis que du côté opposé sortaient d’une longue étable des mugissements de bœufs. Par un fait caractéristique, qui jusqu’à un certain point explique la nature de M. Charlard, c’était l’engraissement de ces bœufs qui l’avait engagé à établir une sucrerie dans sa ferme. À l’état libre et dans les meilleurs prés, les bœufs, en se gorgeant d’herbes nuit et jour, ont besoin de cinq ou six mois pour engraisser. Dans l’étable, nourris de pulpes de betterave, ils sont bons à envoyer à la boucherie au bout de trois mois. « À quatre-vingt-dix jours je m’engage à livrer cinquante bœufs gras. » La formule avait séduit le banquier par son côté commercial, et il avait fait construire une sucrerie afin d’avoir de la nourriture pour ses bœufs.

– Est-ce que mademoiselle veut assister à nos expériences ? demanda Cerrulas en voyant Laure les accompagner ; ce n’est guère intéressant pour une jeune fille.

– Je ne pense pas comme vous, dit-elle les yeux baissés, et le désir seul que j’ai d’un succès est déjà de l’intérêt.

Ah ! comme Pascal eût voulu se prosterner à ses pieds et baiser le bas de sa robe !

Le jus de la canne ou le jus de la betterave, avec lesquels on fabrique le sucre, ne sortent pas du moulin ou de la presse incolores ; ils sont teintés au contraire plus ou moins fortement. Pour les décolorer, il faut leur faire subir une opération qui a reçu le nom de filtration décolorante, et qui consiste à leur faire traverser plusieurs couches de noir animal. C’était cette opération qu’allait faire Cerrulas ; seulement, au lieu du charbon animal qui est habituellement employé, il se servirait du noir décolorant qu’il avait inventé.

Deux filtres furent préparés ; dans l’un, au-dessus du double fond percé de trous, on déposa des couches successives de charbon animal ; dans l’autre, on disposa de la même manière des couches de noir décolorant, et, après avoir recouvert la dernière couche de charbon ou de noir d’une toile métallique, on fit arriver la matière sucrée en même temps dans les deux filtres.

Ceux qui assistaient à l’opération présentaient entre eux un curieux contraste : Cerrulas, qui présidait et ordonnait, était calme et sûr de lui-même ; il donnait ses instructions tranquillement, en souriant, avec des paroles affectueuses pour les ouvriers qu’il appelait « mes enfants » ; M. Charlard était poliment attentif ; Pascal, blanc comme un linge, tremblait de tout son corps ; Laure regardait les filtres sans se laisser détourner d’un côté ou d’un autre. – Quant à M. Adolphe, l’élève de Pascal, il paraissait s’ennuyer profondément, et de temps en temps il répétait une seule phrase, toujours la même, qu’il adressait aux ouvriers : « Dites donc, vous autres, tâchez donc de vous dépêcher un peu, si ça ne vous gêne pas ; j’ai une faim de chien, savez-vous. » Les ouvriers se dépêchaient, et tout en travaillant regardaient Cerrulas, se demandant si celui-là aussi n’était pas un de ces brigands qui s’amusent à inventer des drogues ou des machines pour diminuer les salaires.

Comment le sirop allait-il sortir des deux filtres ? Toute la question était là. L’un ne serait-il pas plus blanc que l’autre ?

Goutte à goutte il commença à couler ; Laure leva les yeux sur Pascal, qui la regardait ; mais tous deux en même temps ils se détournèrent du côté de la chaudière. La masse de sirop filtré augmenta et monta le long des parois.

– Vous voyez ! s’écria Pascal, ne pouvant se contenir.

– Les deux sont pareils, répondit Laure.

– Parbleu ! fit Cerrulas.

En effet, il n’y avait aucune différence entre les deux filtrations : le charbon animal et le noir décolorant avaient donné le même résultat. L’expérience était décisive.

– Cela vaut un million ? dit Laure en prenant le bras de Cerrulas.

– Dix millions, quinze, vingt peut-être, cela dépend de l’habileté de celui qui exploitera ce procédé. Mon fils est un esprit intelligent.

– Et un noble cœur.

– Un trop bon fils pour n’être pas un excellent mari.

On déjeuna gaiement : la seule figure maussade fut celle de M. Adolphe.

– Tout ça, c’est admirable, dit-il en manière de conclusion, j’estime les inventeurs, mais j’en voudrais un qui réduisît la charge en douze temps à six temps. Voilà qui serait amusant.

– Vous voulez donc être soldat ? interrompit Cerrulas.

– Je l’aurais voulu, si le capitaine l’avait permis ; mais il me force à travailler la physique, la mathématique et toutes les sciences en ic ; tout ça, parce que c’est chic ; voilà le hic.

Et il se mit à rire, enchanté de sa spirituelle plaisanterie.

Pascal était dans un tel ravissement, qu’il trouvait son ancien élève étourdissant d’esprit : ce n’était plus un simple élève, c’était un beau-frère.

Lorsque le café fut servi, M.