Mais n’ayant plus personne à mortifier, elle s’était rabattue sur son entourage et sa famille ; – miss Forest, humble par nécessité et patiente par caractère ; – son père, homme remarquable sans doute par ses connaissances pratiques, mais qui, ignorant et grossier, ne pouvait comprendre une jeune fille comme elle, douée de tous les talents et pratiquant remarquablement tous les arts ; – son frère, vulgaire dans ses conversations et plat dans ses idées.

Lorsque Pascal était entré aux Yvetaux, elle avait décidé que le jeune professeur deviendrait amoureux d’elle et qu’il lui servirait de poupée pour jouer à l’amour, comme autrefois les bébés en carton lui avaient servi de poupée pour jouer à la maternité. Déjà elle avait inspiré trois ou quatre passions qui l’avaient vivement amusée : une à son maître de piano, qui malgré ses soixante ans s’était laissé ridiculiser par elle ; une autre à son maître de gymnastique, qui n’était qu’un simple sergent de pompiers ; une autre encore à un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu qu’à la distance de cinq ou six cents mètres quand, par sa fenêtre, il lui adressait les signaux les plus délirants ; la dernière enfin au frère d’une de ses amies qu’elle avait rencontré une seule fois au parloir, et qui était mort en Afrique un peu de maladie et beaucoup d’amour, disait-elle ; maintenant, pour se consoler de cette perte, qui lui avait inspiré une romance, il lui plaisait de se faire aimer par le professeur de son frère. Il était jeune, intelligent, beau garçon ; c’était un excellent instrument que le hasard lui mettait sous les doigts et qui valait mieux que les mauvais chaudrons qu’on trouvait à Condé ; elle pourrait jouer dessus les morceaux les plus passionnés, ce serait très drôle et sans danger. Quel danger peut redouter une jeune fille millionnaire d’un homme qui, pour toute position, a 1000 fr. de traitement ?

La parfaite convenance de Pascal avait enhardi sa coquetterie. Le trouvant entreprenant, elle se serait arrêtée dans son jeu par crainte de se compromettre ou de s’engager ; le trouvant au contraire plein de retenue et de discrétion, toujours maître de lui-même, de ses paroles comme de ses regards, dans la joie comme dans le chagrin, elle avait pris plaisir à exalter des sentiments qu’elle était certaine de pouvoir conduire à son gré. Il était vraiment très bien lorsque, ne se croyant pas observé, il attachait sur elle ses grands yeux attendris et qu’il la contemplait dans une religieuse extase.

Lorsqu’il se trouva seul avec elle dans le laboratoire, il éprouva cet embarras douloureux sur lequel mademoiselle Laure avait compté, et il resta quelques instants sans qu’il lui vînt une parole. Cependant comme il fallait dire quelque chose ou s’en aller, ce qu’il ne voulait pas, il lui proposa de commencer la leçon en attendant que M. Adolphe arrivât.

– Comme voudrez, dit-elle nonchalamment.

La leçon ce jour-là portait sur la dilatation des gaz ; il se mit à préparer les appareils nécessaires aux démonstrations ; mais comme par suite de son émotion ses mains tremblaient, il laissa tomber un tube thermométrique qui se brisa ; le mercure, divisé en mille globules, s’éparpilla sur le parquet. Cela fit beaucoup rire mademoiselle Laure, et comme l’embarras de Pascal s’en augmentait, elle lui demanda avec une petite pointe d’ironie s’il était malade.

Il resta quelques secondes fort embarrassé, mais enfin, prenant son courage, il répondit qu’il n’était pas malade, mais seulement tourmenté par un entretien qu’il venait d’avoir avec M. Charlard, entretien qui pouvait décider son avenir.

À ce mot, elle leva les yeux sur lui et elle regarda avec curiosité :

– Votre avenir ? dit-elle d’un ton qui signifiait : « Comment ! vous avez de l’avenir, vous ? »

– Mon père, qui a recouvré la raison depuis quelques jours, a vu que la position de son fils n’était pas des plus brillantes, il a voulu me venir en aide en m’offrant une découverte qu’il vient de faire et qui peut apporter une grande amélioration dans l’industrie des sucres, en enrichissant celui qui l’exploitera. J’ai demandé à M. votre père la permission d’expérimenter cette découverte dans sa sucrerie, et c’est encore tout troublé de notre conversation que j’ai maladroitement laissé tomber ce tube. On ne passe pas avec indifférence de rien à la fortune.

– À la fortune ! dit-elle en le regardant plus curieusement encore.

– Si, comme tout le fait croire, le procédé de mon père réussit, il peut donner rapidement plusieurs millions de bénéfices.

– Des millions !

– Mon père arrive à un total de 45 millions ; mais sans aller jusque-là, ce qui est une grosse exagération, on peut compter cependant sur une belle fortune.

Elle était assise dans un grand fauteuil en bambou où elle avait coutume de se placer pendant les leçons ; elle se leva vivement, et, allant à la cheminée, elle tira le cordon de la sonnette avec un mouvement nerveux et impatient. Une femme de chambre entrouvrit la porte.

– Dites à miss Forest de venir ici tout de suite.

Puis, cet ordre donné, elle retourna s’asseoir dans son fauteuil et regarda très attentivement les globules brillants du mercure.

Pascal resta immobile, stupéfait ; il n’avait rien compris à cette vivacité de mouvement ; il ne comprenait pas davantage le changement subit qui s’était opéré dans les manières et dans l’attitude de la jeune fille. Assurément il en était la cause, mais comment ? qu’avait-il dit ?

Il avait dit un mot qui, comme le Sésame des contes orientaux, avait ouvert le cœur de la fille du banquier, – la fortune. Il allait avoir la fortune ; il pouvait donc parler. Par un mouvement instinctif, elle avait voulu que la présence de miss Forest vînt la mettre à l’abri de paroles qu’elle craignait maintenant.

Miss Forest ne se fit pas attendre ; à peine fut-elle entrée dans le laboratoire, que Laure releva les yeux sur Pascal, et, le regardant avec un gracieux sourire :

– Quelle est donc cette expérience que vous voulez faire ici ? demanda-t-elle.

Trop épris pour suivre ce qui se passait dans le cœur de celle qu’il aimait, trop naïf pour le deviner, Pascal, heureux d’être interrogé, se mit à faire le professeur et à expliquer longuement les propriétés décolorantes du charbon. Il était si joyeux d’être attentivement écouté, qu’il eût parlé toute la journée.

– Mais, dit-elle tout à coup en l’interrompant, si ce procédé donne les résultats que vous espérez, vous ne resterez pas professeur ?

– Assurément, non.

– Alors vous quitterez Condé ?

– J’irai à Paris avec mon père.

– Ah !

Sur ce « Ah ! » il y eut un silence.

Mais dans le cœur de Pascal aussi et à son insu, il s’était fait un changement : le courage lui était venu de prononcer des paroles qu’il eût autrefois refoulées.

– Je ne suis pas encore riche, il s’en faut de tout, et je n’ose pas trop me laisser aller à mes rêves ; mais si je désire si ardemment la réalisation de ces rêves, ce n’est pas pour jouir des satisfactions que donne la fortune. Je vous assure que l’idée d’avoir des équipages et des domestiques me laisse parfaitement indifférent. Si je souhaite la fortune, c’est pour l’indépendance morale qu’elle donne ; c’est pour être maître de moi, maître de ma vie, maître de mes sentiments.

Miss Forest écoutait ces paroles obscures sans y rien comprendre ; à ce mot, elle crut qu’elle était sur la voie.

– Un honnête homme, dit-elle dogmatiquement, qu’il soit riche ou pauvre, est toujours maître de sa conscience.

– Vous croyez cela, miss ? le croyez-vous aussi, mademoiselle Laure ? croyez-vous qu’un homme pauvre a le droit d’ouvrir son cœur à de certains sentiments ?...

– Je n’ai pas d’idées là-dessus, dit-elle ; ce sont des sujets bons à traiter avec la sage miss Forest.

Puis tout de suite, comme si elle voulait adoucir ce que ces paroles avaient de cassant :

– À quand vos expériences ? dit-elle.

– Aussitôt que le charbon demandé à Paris sera arrivé.

– Voudrez-vous nous permettre d’y assister ? Je souhaite votre succès de tout cœur, je vous l’assure.

Disant cela, elle leva les yeux sur Pascal et le regarda longuement ; puis, faisant un signe à miss Forest :

– Voulez-vous que nous descendions ? dit-elle ; Adolphe ne rentrera pas probablement, nous remettrons la leçon à un autre jour.

VI

Le château des Yvetaux est à quinze cents mètres à peine de Condé-le-Châtel, et l’on s’y rend de la ville par le chemin le plus frais peut-être de toute la Normandie. D’un côté court la rivière bordée de saules et d’aunes, de l’autre se déroulent à perte de vue les gras pâturages dans lesquels en tout temps l’herbe foisonnante monte jusqu’aux genoux des bœufs et des juments. L’épaisseur de l’humus et les eaux chargées d’engrais qui humectent continuellement les racines, donnent aux arbres une vigueur et une intensité de verdure qui défient la chaleur des étés les plus brûlants. Comme le bois abonde dans le pays, on n’attend pas impatiemment que les arbres soient arrivés à point pour les abattre ; mais on les laisse debout tant qu’ils peuvent se soutenir, de sorte qu’ils se mêlent dans l’harmonieuse confusion de la nature : les jeunes à l’écorce saine et brillante, les vieux aux troncs creusés par l’âge, par le travail des insectes ou le bec en coin des oiseaux grimpeurs : dans ces trous remplis d’un terrain végétal, les plantes parasites se développent avec force, les unes grimpant autour des branches, les autres retombant en guirlandes. En aucun temps le soleil ne peut pénétrer cet épais feuillage, et pendant la chaleur du jour les bêtes de la prairie viennent chercher un abri sous sa voûte : les bœufs qui se couchent la croupe dans l’eau, tassés les uns contre les autres ; les mouches qui tournent au-dessus d’eux ou parmi les herbes fleuries de la berge, les oiseaux chasseurs d’insectes qui, toujours affamés, ne se reposent jamais, les mésanges, les fauvettes, les martins-pêcheurs au plumage radieux.

Bien que Pascal connût les moindres brins d’herbe de ce chemin qu’il avait si souvent parcouru, il lui sembla, quand il sortit des Yvetaux, qu’il le voyait pour la première fois. Les fleurs n’avaient jamais eu un éclat si brillant, un parfum si pénétrant ; le murmure de l’eau courante, le bruissement des feuilles, le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux, les bruits mystérieux de la prairie ne lui avaient jamais dit tant de choses douces et délicieuses ; les bœufs eux-mêmes, le mufle tendu vers lui, paraissaient s’associer à sa joie, et leurs grands yeux mouillés le regardaient avec contentement.

Il revint lentement, à petits pas, mais, prêt à entrer dans la ville, il retourna en arrière ; il avait besoin de silence, de solitude, de recueillement. Il s’oublia si bien dans ses rêveries d’amour, que pour la première fois de sa vie il laissa passer l’heure de sa classe sans en avoir conscience ; et quand l’horloge de l’Hôtel-de-Ville le tira de son oubli, il ne s’en occupa pas autrement ; dans son cœur gonflé, il n’y avait point de place pour les contrariétés ou les soucis de ce monde.

À la fin cependant il se décida à rentrer ; mais à peine avait-il ouvert la porte, que son père, frappé de l’enthousiasme qui éclatait dans son regard, lui demanda ce qui était arrivé.

Que Laure eût un sentiment de tendresse pour lui, et que cette tendresse touchât à l’amour, il n’en doutait plus maintenant, lui qui pendant deux années avait cru que sa passion était insensée ; mais s’il s’enhardissait jusqu’à se faire cet aveu à lui-même, il n’eût jamais osé le faire à un autre.

– Je viens de voir M. Charlard, répondit-il, et il serait possible qu’il voulût bien prendre un intérêt dans notre affaire.

– M. Charlard est un banquier, n’est-ce pas ?

– Oui ; il a fondé il y a quelques années le Comptoir de l’Ouest, qui est une grande maison de banque dans le genre du Comptoir d’escompte, et qui fait des affaires considérables.

– Eh bien, défie-toi de lui ; c’est le conseil que je te donne.

– Mais pourquoi ?

– Parce que c’est un homme de finance, et pour rien autre chose, puisque je ne le connais pas : pour moi, tous les financiers sont des vers rongeurs ; laissez-les pénétrer dans une affaire et ils n’ont d’autre souci que de s’en nourrir ; ils agissent comme ces vers dont j’ai oublié le nom, qui, développés dans le corps d’une chenille, ne la tuent pas tout d’un coup, mais la laissent s’engraisser, ne lui mangeant que les parties qui ne sont pas nécessaires à la vie ; par ce moyen, la chenille travaille pour le vers, et celui-ci ne la tue que quand il ne trouve plus rien de bon à en tirer : j’ai toujours vu ceux qu’on appelle les grandes intelligences financières procéder ainsi avec ces autres intelligences qu’on appelle les travailleurs ou les inventeurs. Si ton M.