Une supposition n’a jamais fait de mal à personne, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! que monsieur suppose qu’il lui arrive un malheur ici. Sans doute cela n’est pas probable, mais enfin cela peut arriver ; nous sommes tous mortels, et, quand nous sommes malades, nous avons encore plus de chances contre nous. Si ce malheur arrivait, calculez un peu en imagination ce qui se produirait : d’abord tous les étrangers qui sont en ce moment logés dans l’hôtel partiraient, monsieur ne saurait croire combien les Anglais sont difficiles aujourd’hui ; cela, je le sais bien, n’est pas appréciable en argent, et ce serait une perte irréparable pour moi. Aussi je n’en parle que pour mémoire ; mais combien d’autres ! Vous êtes mort, n’est-ce pas ? là, dans cette chambre, sur ce lit ; alors c’est le mobilier complet qu’il faut renouveler, sans parler des tentures que les gens des pompes funèbres accrochent dans le vestibule, des clous qu’ils cognent partout ; aussi je crois qu’en demandant à monsieur une somme de 1000 francs pour le cas où ce désagrément arriverait, je ne suis pas trop exigeant. Au reste, je m’en rapporte à la justice de monsieur.
Il fallait que le maître d’hôtel fût véritablement absorbé par l’embarras d’expliquer sa demande pour n’être point frappé de l’effet que produisaient ses paroles. Mais à cette conclusion si difficultueusement amenée, Cerrulas éclata. Progressivement et par de lents efforts il était parvenu à se soulever sur un bras ; comme si la force lui était revenue, il se dressa brusquement sur son séant, et, montrant la porte :
– Sortez ! cria-t-il.
Le geste fut si énergique que le maître d’hôtel recula de deux ou trois pas ; mais ce ne fut qu’un mouvement instinctif, il revint aussitôt.
– Ne vous emportez pas, dit-il, je vous donne ma parole d’honneur que j’y perds encore, et que 1000 francs ce n’est pas payé ; le tapis seul a coûté 500 francs ; les matelas sont en laine de première qualité.
Le bras qui était resté étendu vers la porte s’abaissa, et Cerrulas se laissa retomber sur son oreiller en faisant entendre un éclat de rire nerveux.
Un moment déconcerté, le maître d’hôtel reprit vite son aplomb.
– Allons, dit-il en souriant, c’est une affaire arrangée, n’est-ce pas ? je vais aller préparer un reçu de 1000 francs, par lequel je m’engagerai en même temps à restituer cette somme à monsieur si, comme je l’espère bien, son accident se termine par une heureuse guérison.
Mais avant qu’il eût fait trois pas vers la porte, Cerrulas l’arrêta.
– Au lieu de préparer un reçu, dit-il, préparez le brancard sur lequel on m’a ramené ici, et faites-moi porter à l’hospice.
À ce mot « l’hospice », le maître d’hôtel poussa les hauts cris. Se faire transporter à l’hospice plutôt que de payer 1000 francs n’était pas d’un homme raisonnable, surtout quand ces 1000 francs ne devaient être payés que par des héritiers. D’ailleurs, si 1000 francs étaient une trop grosse somme, on pouvait s’entendre et la réduire à 800 francs, à 600 francs, même à 500, ce qui était bien peu de chose.
Malgré cet esprit de conciliation, tout arrangement fut impossible, Cerrulas déclarant qu’il voulait être transporté à l’hospice et ne pas rester une heure de plus au Bœuf couronné.
Cette volonté, nettement formulée et répétée à plusieurs reprises, jeta le maître d’hôtel dans une désagréable perplexité ; car si, d’un côté, il était bien aise d’être débarrassé d’un malade qui, mourant chez lui, allait lui causer des ennuis de toute sorte, d’un autre il n’osait s’exposer à la médisance de ses concurrents et de ses envieux, qui ne manqueraient pas de dire et de crier haut qu’il avait mis sans pitié un moribond à la porte.
Dans cette irrésolution pénible il voulut risquer une dernière tentative :
– Si c’est le versement de l’argent comptant qui vous gêne, dit-il, je me contenterai de l’engagement d’une personne de la ville ; vous avez sans doute ici quelqu’un de connaissance, M. le baron Ybert.
– Je vous répète de me faire porter à l’hospice.
– M. Cerrulas, professeur au collège, n’est-il pas de votre famille ?
– Cerrulas ? Quel âge a ce monsieur Cerrulas, qui est professeur ?
– Vingt-quatre ou vingt-cinq ans.
– Vingt-cinq ans ; savez-vous si son nom de baptême est Pascal ?
– Oui, monsieur ; mon neveu, quand il parle de lui, l’appelle toujours M. Pascal.
Il y eut un moment de silence, et le malade soupira à deux reprises profondément, puis se soulevant un peu :
– Rendez-moi le service d’envoyer chercher M. Pascal Cerrulas immédiatement, je vous prie, et soyez tranquille pour votre mobilier.
– S’il veut savoir qui le demande, que devra-t-on répondre ?
– On répondra que c’est son père mourant ; non, pas mourant, mais malade, vous entendez, bien malade.
II
Qu’un père ne sache pas qu’il se trouve dans la ville où demeure son fils, cela au premier abord peut paraître assez étrange ; mais lorsqu’on vient à apprendre que ce père n’a pas vu son fils depuis plus de vingt ans, cette ignorance s’explique, surtout si en même temps on est mis au courant des causes qui ont amené cet éloignement.
À la fin de 1832 arrivait à Pontivy, en qualité d’ingénieur ordinaire de deuxième classe, M. Marius Cerrulas. Pour un des élèves les plus distingués de l’École polytechnique et de l’École des ponts-et-chaussées, cet envoi au centre de la Bretagne était une disgrâce : politiquement, 1832 était à plus de deux années de 1830 ; on lui faisait payer l’exaltation de ses opinions républicaines, et surtout ses relations avec les chefs supposés des émeutes parisiennes des 5 et 6 juin.
De toutes les petites villes de Bretagne, Pontivy est la plus maussade à habiter pour un étranger, et il faut avoir en soi un fonds inépuisable de bonne humeur pour résister à l’ennui qui vous enveloppe lorsqu’on est obligé de marcher chaque jour dans ces rues tirées au cordeau où l’on ne rencontre guère, perdus au milieu des herbes folles, que quelques rares soldats qui bâillent à se décrocher la mâchoire. En 1832, les divers monuments qu’on voit aujourd’hui, casernes et bâtiments civils, n’étaient pas achevés ; les travaux ordonnés par décret de Napoléon, qui avait trouvé glorieux de donner son nom à la vieille ville des Rohan, avaient été interrompus lorsque l’argent avait manqué dans les caisses impériales, et les murailles, déjà dégradées, rendaient plus triste encore l’aspect de ce petit Versailles breton.
Cependant, à voir la façon dont le jeune ingénieur s’installa dans ce tombeau, on eût pu croire qu’il l’avait demandé comme une faveur ; devant ses camarades mêmes, les ingénieurs de la navigation du canal, il ne laissa pas échapper la moindre plainte : « 2400 fr. de traitement ici, dit-il en riant, c’est une fortune ; on me reproche d’avoir fait quelques dettes ; si je reste à Pontivy, je deviendrai riche. »
Et de fait, il s’arrangea comme s’il devait y rester toujours. Au lieu de se loger en garni, ainsi que le faisaient les autres fonctionnaires, il prit une petite maison dans la vieille ville, la meubla de meubles qu’il fit venir de Lorient, et installa au rez-de-chaussée un laboratoire de chimie. Cela causa une telle révolution dans le pays, que, les jours de marché, les paysans venaient exprès dans la rue pour regarder ses appareils aux formes bizarres, les fourneaux cerclés de fer, les cornues aux longs cols, les soufflets, les manteaux qui encapuchonnaient les niches à évaporation.
Tandis qu’il devenait ainsi pour la population indigène une espèce de sorcier qu’elle tenait en légitime suspicion comme parent ou serviteur du diable, il se voyait, au contraire, accueilli à bras ouverts par le monde des fonctionnaires ; son succès s’expliquait par un mot : « Il ne s’ennuyait pas, et, au lieu de s’engourdir, il communiquait aux autres sa bonne humeur et son entrain. »
Le maire de Pontivy était à ce moment un banquier nommé Le Nestour, qui, au commerce de l’argent, joignait une infinité d’autres professions plus productives les unes que les autres : marchand de fer, marchand de grains, marchand de cuirs, marchand d’engrais ; il exploitait en outre trois ou quatre moulins à farine et un moulin à tan. M. Le Nestour, qui n’avait jamais trouvé le temps de se marier, avait pris chez lui, depuis qu’il était maire, une de ses nièces orpheline pour faire les honneurs de sa maison. Sans avoir une fortune égale à celle de son oncle, mademoiselle Colombe Le Nestour n’était point une nièce qu’on recueille par charité. Son père, mort principal du collège de Lamballe, lui avait laissé une dizaine de mille francs de rente, et ce revenu, s’ajoutant à ce qu’elle devait recueillir un jour dans la succession de son oncle qui n’avait que deux héritières, faisait d’elle un riche parti. Cependant, malgré cette position de fortune qui avait tenté tous les épouseurs de la Bretagne, et malgré ses vingt-deux ans, elle n’était point mariée : tous les prétendants qui s’étaient présentés, nobles ou bourgeois, industriels ou propriétaires, avaient été successivement refusés. « Mademoiselle Le Nestour se mariera le jour où les poules auront des dents », disaient les commères. « Elle attend un prince », disaient les jeunes filles.
Cerrulas fut ce prince ; il parut, et, comme un héros des contes de fées, il plut : mademoiselle Colombe déclara à son oncle qu’elle avait enfin trouvé un mari.
– Mais il ne t’aime pas ! répondit l’oncle.
– Il m’aimera.
– Il n’a pas de fortune !
– Il aura la mienne.
– Il est prodigue, dépensier ; il n’a aucun ordre dans ses affaires personnelles.
– J’en aurai pour lui ; par là je lui serai nécessaire, et ce sera un lien de plus qui nous unira.
– Il n’arrivera jamais à rien ; c’est un chercheur, ce n’est pas un homme pratique.
– Il le deviendra.
Pendant six mois, M. Le Nestour ne négligea rien pour la détourner de son idée : Cerrulas avait des dettes ; son patrimoine avait été vendu et gaspillé ; mal noté à cause de ses opinions, il était en outre accusé de négliger ses travaux pour s’occuper de recherches et de spéculations scientifiques qui n’avaient rien à voir avec les ponts-et-chaussées ; pour ses amis, il pouvait bien être un esprit supérieur ; pour ses chefs, il n’était qu’un mauvais fonctionnaire.
L’oncle parlait en homme d’affaires, la nièce raisonnait, ou, plus justement, sentait en femme passionnée ; que pouvaient de pareils arguments sur son cœur épris ?
Il y avait cela de particulier dans cet amour, qu’il avait pris naissance et s’était développé à l’insu de celui qui l’inspirait ; mais de bonnes âmes se chargèrent de lui ouvrir les yeux et de faire son bonheur malgré lui ; en même temps on manœuvra autour de l’oncle.
Enfin, le mariage fut décidé ; mais, au moment de la signature du contrat, il survint un incident qui faillit rompre tout. Ne pouvant pas empêcher un mariage qui le blessait jusqu’au vif dans ses idées de paysan enrichi, le banquier avait voulu au moins atténuer, autant que possible, les mauvais effets qu’il devait avoir pour la fortune de sa nièce, et, dans ce but, il avait fait rédiger un projet de contrat où se trouvaient groupées les restrictions les plus étroites du régime dotal : au moins, si le présent était sacrifié, l’avenir était sauf ; les mains liées quant au capital, Cerrulas ne pourrait jamais disposer que des revenus.
Épris de la femme ou voulant à tout prix la dot, il eût peut-être subi ces conditions, mais ce n’était point là son cas ; se mariant par raison, par une sorte de résignation, parce que partout et du matin au soir on lui répétait qu’il devait épouser mademoiselle Le Nestour, il n’était disposé à aucune concession de caractère ou de dignité. Or, comme dans le contrat tel qu’il avait été préparé, la méfiance contre lui se lisait à chaque ligne, il le renvoya au notaire avec un petit billet expliquant en quelques mots tout simples, sans colère et sans dépit, les raisons pour lesquelles il se retirait : à ses yeux, le mariage devait être une association contractée pour l’intérêt commun des deux parties, dans laquelle tout, par conséquent, devait être en commun. Puis, sa lettre écrite, voulant échapper aux diverses explications et aux discussions, il partit pour une tournée d’inspection qui devait durer une quinzaine de jours.
À son retour il trouva chez lui un nouveau projet de contrat qui était absolument le contraire du premier : il portait stipulation du régime de la communauté avec les dispositions les plus libérales en faveur du mari.
En apprenant par le notaire la réponse de Cerrulas, mademoiselle Colombe était intervenue, et, après huit jours de lutte, elle avait obligé son oncle à céder.
– Tu es disposée aujourd’hui à toutes les concessions, dit celui-ci, parce que tu espères te rattraper plus tard.
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