Eh bien ! je crois que tu te trompes. Tu te flattes que tu feras de ton mari ce que tu voudras ; j’ai peur que ce ne soit un faux calcul. Il est doux, je le veux bien ; honnête homme, c’est possible ; mais ce sont précisément ces honnêtes gens à l’apparence tranquille qui sont les plus durs à mener : ta volonté bretonne s’usera contre son égalité d’humeur ; tu as vingt ans, et comme jusqu’à présent tu n’as trouvé personne pour te résister, tu te figures qu’il en sera avec ton mari comme il en a été avec ta mère, avec ton père et avec moi ; je te le souhaite, mais je ne te le garantis pas. Tandis que ce que je t’affirme et te garantis, c’est que Cerrulas est un prodigue et qu’il te mangera ton avoir comme il a mangé celui qui lui est venu de ses parents. À ce moment-là tu verras que j’avais raison et tu viendras me demander le mien. Eh bien !me je te préviens qu’il ne faudra pas compter dessus. Je n’ai pas travaillé toute ma vie pour me dire en mourant que ce que je laisse sera dépensé. Si tu es riche, si contre mon attente ton mari fait fortune, tu seras mon héritière ; si, au contraire, tu as eu la faiblesse de te laisser ruiner, tu n’auras rien ; je veux avoir la satisfaction de penser qu’après moi ma fortune grossira et ne diminuera pas.
Le mariage se fit. Contrairement aux prévisions de l’oncle Le Nestour, il commença par être heureux ; Cerrulas n’avait point, il est vrai, rencontré dans sa femme l’idéal de douceur et de tendresse qu’autrefois il avait rêvé ; elle avait des façons de dire « je veux, je ne veux pas ; vous ferez ceci, vous ne ferez pas cela », et aussi « mon argent, ma fortune, ma maison », qui l’agaçaient lorsqu’il était seul avec elle et l’humiliaient lorsqu’elle se prononçait devant des étrangers ; mais enfin comme elle n’ouvrait jamais la porte de son laboratoire, et comme elle le laissait manger gras le vendredi, c’est-à-dire comme il rencontrait une pleine liberté pour ses travaux et ses opinions, il ne se plaignait pas.
Les choses marchèrent ainsi un peu plus d’une année ; puis, un jour, en l’absence de Cerrulas, on présenta une traite de MM. Herlofson frères, tirée pour fournitures de produits chimiques, et s’élevant à plus de 5000 fr., qui provoqua une explication catégorique entre les deux époux, et, finalement, une révolution.
– On m’a présenté une traite de 5000 fr., dit madame Cerrulas lorsque son mari rentra.
– Tiens, c’est vrai, je l’avais oubliée.
– Je ne l’ai pas payée.
– Naturellement, mais je vais la payer, moi.
– Comment cela ?
– Avec de l’argent, parbleu !
– Je le pense bien ; mais d’où provient donc cet argent ?
– J’ai transporté la créance Sarzeau ; les fonds sont chez le notaire.
– Ma créance Sarzeau !
Jusque-là Cerrulas avait répondu à toutes ces questions avec une parfaite tranquillité ; à ce mot « ma créance » il eut un mouvement de contrariété ; mais aussitôt il reprit son calme ordinaire, et, regardant sa femme en souriant :
– Pour une personne qui entend les affaires, – et il est juste de reconnaître que vous les entendez très bien, – vous avez une singulière façon de vous exprimer : « ma créance » ; vous savez cependant que le mari administre seul les biens de la communauté, et qu’il peut les vendre sans le concours de sa femme ; j’ai usé de mon droit et j’en userai à l’avenir quand cela sera nécessaire. Et puisque nous sommes sur ce sujet, je crois devoir vous prévenir que ces nécessités se présenteront peut-être bientôt. Jusqu’à présent mes recherches n’ont point exigé de grandes dépenses ; mais le moment est venu de pousser plus loin mes expériences, et elles sont coûteuses. En même temps, pour vous rassurer, je veux vous dire aussi que je touche au but, et que l’argent qui sort de nos poches aujourd’hui y rentrera bientôt, dans six mois, dans un an au plus tard, décuplé, centuplé.
Le procédé et le langage n’étaient pas rassurants pour une femme qui n’avait confiance que dans l’argent comptant. Elle s’adressa à son oncle et aux gens d’affaires. Que pouvait-on ? L’oncle répondit avec la secrète satisfaction de tous les prophètes :
– Je te l’avais bien dit !
Et les gens d’affaires ne purent que répéter à madame Cerrulas ce qu’elle savait déjà, c’est-à-dire que sa fortune étant mobilière, son mari en avait et en aurait la libre disposition jusqu’au jour où elle demanderait sa séparation de biens.
La séparation de biens pour une dépense de 5000 fr., c’était aller vite, et puis c’était aussi provoquer une rupture, ce qu’elle ne voulait pas, car elle aimait son mari.
Incapable de modifier son caractère dur et obstiné, incapable aussi d’ouvrir son cœur à la confiance et à l’indulgence, elle se renferma dans une maussade résignation. Pendant ce temps les touries pleines de produits chimiques et les appareils soigneusement emballés dans de grandes caisses continuèrent d’arriver par le roulage ; mais, chose étrange ! on ne présenta plus de traites. Comment les fournitures étaient-elles payées ? Une bonne amie se chargea d’en donner l’explication : les traites restaient chez le banquier, où Cerrulas allait lui-même porter l’argent.
Absorbé dans ses expériences, il négligea si bien ses travaux d’ingénieur, qu’un jour ses chefs, après avoir épuisé les observations et les conseils, en vinrent aux menaces. Il répondit en envoyant sa démission ; puis, pour rassurer sa femme, il lui expliqua qu’il tenait enfin la découverte qu’il avait si longtemps cherchée ; cette découverte, qui donnait les moyens pratiques et économiques de remplacer la dorure au mercure par la dorure par voie humide, allait apporter une révolution dans l’industrie et faire la fortune de l’inventeur. Quel besoin de rester pauvre petit ingénieur à 2400 fr. de traitement, quand la vente du brevet pouvait produire des millions ! Ne valait-il pas mieux partir pour Paris ?
C’était, pour elle, combler la mesure. En se mariant, elle avait entendu épouser un fonctionnaire et non un aventurier, elle refusait donc d’aller à Paris ; mère depuis six mois, elle ne voulait point exposer son petit Pascal aux maladies de Paris ; à Pontivy, elle avait au moins sa famille pour la défendre.
Cerrulas, avec un caractère tout à fait différent de celui de sa femme, n’était pas moins ferme qu’elle dans ses résolutions. Il ne disait pas : « Je ferai, je veux », mais il faisait ce qu’il voulait, doucement et sans bruit. Il avait décidé de partir pour Paris, il partit.
– Quand vous voudrez me rejoindre, dit-il à sa femme en la quittant, je serai heureux de vous recevoir ; vous n’aurez même pas besoin de me prévenir que vous arrivez. Je vous laisse Pascal, parfaitement rassuré sur lui ; je suis certain que vous l’élèverez pour le mieux ; je ne serai pas jaloux qu’il dise « maman » avant « papa », mais je vous demande cependant de lui apprendre à dire « papa ».
Cerrulas ne s’était jamais occupé pratiquement d’affaires industrielles ; arrivé à Paris, il rencontra des difficultés sur lesquelles il n’avait pas compté : les semaines, les mois s’écoulèrent, dévorés en démarches qui chaque soir semblaient devoir aboutir et que le lendemain il fallait recommencer. Pendant ce temps, l’oncle Le Nestour mourut ; fidèle à sa parole, il n’avait rien laissé à sa nièce, et sa fortune considérable alla grossir celle d’un parent éloigné qui offrait des probabilités de stabilité. Occupé à démontrer à des capitalistes que son invention pouvait du laboratoire passer facilement dans l’industrie, Cerrulas ne revint point à Pontivy pour l’enterrement. Les mois s’ajoutèrent aux mois, et les lettres du mari à la femme devinrent de plus en plus rares ; toutes disaient que les difficultés étaient grandes, mais que le plus fort était fait, que l’on touchait au but et qu’avant trois jours l’affaire serait terminée avec un succès complet.
À la fin, madame Cerrulas se décida à partir pour Paris ; elle n’avait plus de parents qui la retenaient à Pontivy, et les nouvelles qui lui arrivaient incidemment sur la façon dont sa fortune était gérée étaient trop graves pour qu’elle ne dût pas intervenir.
Ses craintes se trouvèrent dépassées par la vérité : de la petite fortune qu’elle avait apportée en mariage, il ne restait intacte qu’une ferme près de Loudéac, valant une trentaine de mille francs ; le reste avait disparu ou était engagé. Pour une femme qui avait à un si haut point la religion de l’argent, le coup était rude ; ce ne fut pas le seul qu’elle eut à supporter.
Harcelé chaque jour par les déceptions et l’injustice, Cerrulas n’était plus l’homme indulgent et placide qu’elle avait aimé ; et lui, qui autrefois avait supporté sans fâcherie ses plaintes peu raisonnables, ne voulut pas écouter ses reproches justement fondés. Des paroles irrémédiables furent prononcées, et les querelles devinrent quotidiennes avec tout un accompagnement de récriminations et d’accusations :
– Vous m’avez ruinée.
– Vous voulez m’abandonner dans la mauvaise fortune.
– Je veux surtout soustraire mon fils à votre influence.
Au lieu de demander la simple séparation de biens, comme tout d’abord elle en avait eu l’intention, elle demanda la séparation de corps qui fut prononcée. Par son jugement, le tribunal décida que, en considération de son jeune âge, l’enfant serait confié à la mère qui le garderait avec elle jusqu’à dix ans, et à ce moment le rendrait au père contre lequel les faits du procès n’avaient rien révélé de nature à le rendre indigne d’exercer la puissance paternelle.
À mesure que l’enfant grandit, cette pensée de le rendre à son père devint l’incessante préoccupation et la plaie dévorante de madame Cerrulas.
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