La vie pour les gens des deux sexes – et je les regardais se bousculer pour se frayer un passage sur le trottoir – est ardue, difficile, une lutte perpétuelle. Elle exige un courage et une force gigantesques. Et plus que toute autre chose peut-être, elle exige la confiance en soi. Sans cette confiance, nous sommes semblables à des bébés dans leurs berceaux. Et comment pouvons-nous faire naître cette qualité impondérable et cependant si précieuse ? En pensant que les autres sont inférieurs à nous. En sentant que nous avons quelques supériorités innées – la richesse, le rang social, un nez droit ou le portrait du grand-père par Romney – car il n’est pas de limite aux pathétiques inventions de l’imagination humaine. D’où l’énorme importance pour un patriarche conquérant ou patent dans le fait de sentir que beaucoup d’êtres humains – en réalité la moitié du genre humain – lui sont, par leur nature même, inférieurs. Sans doute est-ce là une des principales sources de son autorité. Laissez-moi diriger la lumière de cette observation sur la vie réelle, pensais-je. Expliquera-t-elle certaines de ces énigmes psychologiques qu’on note en marge de la vie quotidienne ? Expliquera-t-elle mon étonnement, l’autre jour, quand Z…, le plus compatissant, le plus modeste des hommes, prenant un livre de Rebecca West et en lisant un passage, s’écria : « Quelle féministe acharnée ! Elle dit que les hommes sont snobs ! » Cette exclamation, pour moi si surprenante – car miss West était-elle une féministe acharnée pour avoir fait sur l’autre sexe une déclaration qui, si elle n’était pas flatteuse, n’en était peut-être pas moins vraie ? –, cette exclamation n’était-elle pas seulement le cri de la vanité blessée, une protestation contre l’atteinte faite à sa faculté de croire en lui-même ? Les femmes ont pendant des siècles servi aux hommes de miroirs, elles possédaient le pouvoir magique et délicieux de réfléchir une image de l’homme deux fois plus grande que nature. Sans ce pouvoir la terre serait probablement encore marécage et jungle. Les gloires de nos guerres seraient inconnues. Nous en serions encore à graver sur des os de mouton de maladroites silhouettes de cerfs et à troquer des morceaux de silex contre des peaux de brebis ou contre quelque ornement simple qui satisferait notre goût encore vierge. Les surhommes et les Doigts du Destin n’auraient jamais porté de couronnes, ou ne les auraient jamais perdues. Les miroirs peuvent avoir de multiples visages dans les sociétés civilisées ; ils sont en tout cas indispensables à qui veut agir avec violence ou héroïsme. C’est pourquoi Napoléon et Mussolini insistent tous deux avec tant de force sur l’infériorité des femmes ; car si elles n’étaient pas inférieures, elles cesseraient d’être des miroirs grossissants. Et voilà pourquoi les femmes sont souvent si nécessaires aux hommes. Et cela explique aussi pourquoi la critique féminine inquiète tant les hommes, pourquoi il est impossible aux femmes de dire aux hommes que tel livre est mauvais, que tel tableau est faible ou quoi que ce soit du même ordre, sans faire souffrir davantage et éveiller plus de colère que ne le ferait un homme dans le même cas. Si une femme, en effet, se met à dire la vérité, la forme dans le miroir se rétrécit, son aptitude à la vie s’en trouve diminuée. Comment l’homme continuerait-il de dicter des sentences, de civiliser des indigènes, de faire des lois, d’écrire des livres, de se parer, de pérorer dans les banquets, s’il ne pouvait se voir pendant ses deux repas principaux d’une taille pour le moins double de ce qu’elle est en vérité. Ainsi pensais-je, émiettant mon pain, remuant mon café et de temps à autre regardant les gens dans la rue. L’apparition dans le miroir est de suprême importance parce que c’est elle qui recharge la vitalité, stimule le système nerveux. Supprimez-la et l’homme peut mourir, comme l’intoxiqué privé de cocaïne. C’est sous le charme de cette illusion, pensai-je, regardant par la fenêtre, que la moitié des gens sur ce trottoir courent vers leur travail. Le matin ils mettent chapeaux et habits sous ses agréables rayons ; ils savent que miss Smith les attend pour le thé ; aussi commencent-ils leur journée confiants, réconfortés ; entrant dans la pièce ils se disent : « Je suis supérieur à la moitié des gens qui se trouvent ici », et c’est pour cela qu’ils parlent avec cette confiance en eux, cette assurance si lourde de répercussions sur la vie publique et qui aboutit à de si curieuses notes en marge de l’esprit individuel.
Mais ces contributions à la dangereuse et séduisante question de la psychologie de l’autre sexe – j’espère que vous en poursuivrez l’enquête quand vous aurez cinq cents livres de rentes bien à vous – furent interrompues par la nécessité de payer la note. Elle s’élevait à cinq shillings et neuf pence. Je donnai au garçon un billet de dix shillings et il partit chercher de la monnaie. Il y avait un autre billet de dix shillings dans ma bourse ; je le remarquai, car le pouvoir qu’a ma bourse d’engendrer automatiquement des billets de dix shillings est un fait qui me suffoque encore. J’ouvre ma bourse et les voici. La société me donne poulet et café, lit et couvert, en échange d’un certain nombre de morceaux de papier, que me laissa ma tante, pour la seule raison que je portais le même nom qu’elle.
Il faut que je vous dise que ma tante, Mary Beton, mourut à Bombay d’une chute de cheval, au moment où elle partait pour une petite promenade.
1 comment