Voici une énigme que je ne pus résoudre durant tout le temps qu’il fallut pour me faire servir dans un petit restaurant, quelque part à proximité du British Museum. Un client qui m’avait précédée avait laissé l’édition de midi d’un journal du soir sur une chaise et, en attendant d’être servie, je me mis nonchalamment à en lire les titres et les sous-titres. Une bande composée de très gros caractères s’étalait sur toute la largeur de la page. Quelqu’un avait battu un record en Afrique du Sud. Des bandes de moindre importance annonçaient que Sir Austen Chamberlain était à Genève. Un hachoir à viande, auquel adhéraient des cheveux humains, avait été découvert dans une cave. Le juge X avait glosé au tribunal des divorces à propos de l’impudeur féminine. Il y avait d’autres nouvelles éparpillées dans ce journal. Une actrice de cinéma avait été descendue du haut d’un pic en Californie et était restée suspendue au-dessus du vide. Le temps allait devenir brumeux. Je pensais : le voyageur le plus pressé, celui qui visiterait avec la plus vive hâte notre planète, s’il ramassait ce journal, ne pourrait pas ne pas se rendre compte, d’après ce seul témoignage désordonné, que l’Angleterre vit sous un régime patriarcal. Tout homme pourvu de raison doit inévitablement découvrir la prédominance du professeur. C’est lui qui est le propriétaire de ce journal, qui est son rédacteur en chef et son secrétaire de rédaction. C’est lui qui est le ministre des Affaires étrangères et le juge. C’est lui qui joue au cricket, qui possède des chevaux de course et des yachts. C’est lui qui est le directeur de la compagnie qui paie deux pour cent à ses actionnaires. C’est lui qui acquittera ou condamnera le meurtrier, le fera pendre ou le laissera partir en liberté. À l’exception du brouillard il semble tout contrôler. Cependant il est en colère. Et voici par quel signe j’ai appris qu’il est en colère. Quand j’ai lu ce qu’il a écrit à propos des femmes, j’ai pensé non pas à ce qu’il disait, mais à lui-même. Quand un raisonneur raisonne sans passion, il ne pense qu’à son raisonnement. Si le professeur avait écrit sans passion sur les femmes, s’il s’était servi de preuves indiscutables pour justifier son raisonnement, s’il n’avait montré aucune trace de son désir d’en voir le résultat être tel ou tel, je ne me serais pas irritée, moi. Je me serais inclinée devant le fait, tout comme je m’incline devant le fait qu’un petit pois est vert et qu’un canari est jaune. Ainsi soit-il, aurais-je dit. Mais, je me suis mise en colère parce que lui-même était en colère. N’est-il pas absurde pourtant, pensais-je, tournant la page du journal, qu’un homme avec tout le pouvoir qu’il a, se mette en colère ? Ou bien, me demandais-je avec curiosité, la colère ne serait-elle pas quelque chose comme le démon familier, le lutin qui vous suit au pouvoir ? Les riches, par exemple, sont souvent en colère, parce qu’ils soupçonnent les pauvres de vouloir s’emparer de leurs biens ? Les professeurs, ou les patriarches – comme il serait plus juste de les appeler – peuvent se mettre en colère pour cette raison, mais aussi pour une autre raison qui s’étale avec un peu moins d’évidence à la surface des choses. Peut-être même ces professeurs n’étaient-ils pas du tout en colère ; souvent, en effet, ils étaient des hommes pleins d’admiration, dévoués, exemplaires dans les relations de la vie privée. Peut-être, lorsque le professeur insiste d’une façon par trop accentuée sur l’infériorité des femmes, s’agit-il non de leur infériorité à elles, mais de sa propre supériorité. C’est cette supériorité qu’il protège avec tant de fougue et d’énergie parce qu’elle lui semble un joyau d’une exceptionnelle valeur.
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