Il ne naquit pas en Angleterre parmi les Saxons et les Bretons. Il ne naît pas aujourd’hui dans les classes ouvrières. Comment, alors, eût-il pu naître parmi les femmes dont le travail commençait, selon le Pr Trevelyan, presque avant leur sortie de la nursery, qui étaient contraintes à ce travail par leurs propres parents, qui étaient maintenues à leur tâche par la puissance de la loi et des coutumes ? Et pourtant certaines formes de génie ont dû exister parmi les femmes, comme aussi dans les classes ouvrières. De temps à autre une Emily Brontë ou un Robert Burns éclate et révèle la présence d’un génie. Mais, à coup sûr, il ne pouvait alors aller jusqu’à se manifester en écrivant. Si bien que chaque fois qu’il est question de sorcières, à qui on fit prendre un bain forcé, ou de femmes possédées par les démons, ou de rebouteuses qui vendirent des herbes, ou même d’un homme de talent dont la mère fut remarquable, je me dis que nous sommes sur la trace d’un romancier, d’un poète qui ne se révéla pas, de quelque Jane Austen, silencieuse et sans gloire, de quelque Emily Brontë qui se fit sauter la cervelle sur la lande, ou qui, rendue folle et torturée par son propre génie, courut, le visage convulsé, par les chemins ! Vraiment, j’aimerais aller jusqu’à supposer que cet « anonyme », qui a écrit tant de poèmes sans les signer, était souvent une femme. Ce furent des femmes, ainsi qu’Edward Fitzgerald, je crois, l’a suggéré, qui créèrent les ballades, les chansons populaires, les fredonnant à leurs enfants, les chantant pour charmer leurs travaux de fileuses ou pour tromper les longues nuits d’hiver.
Tout cela est peut-être faux, peut-être vrai. Qui pourrait le dire ? Mais ce qui me semble vrai, quand je pense à l’histoire de la sœur de Shakespeare, telle que je vous l’ai contée, c’est que n’importe quelle femme, née au XVIe siècle et magnifiquement douée, serait devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours dans quelque chaumière éloignée de tout village, mi-sorcière, mi-magicienne, objet de crainte et de dérision. Car point n’est besoin d’être grand psychologue pour se convaincre qu’une fille de génie, qui aurait tenté de se servir de son don poétique, aurait été à tel point contrecarrée par les autres, torturée et tiraillée en tous sens par ses propres instincts, qu’elle aurait perdu santé et raison. Aucune fille n’aurait pu se rendre à pied à Londres, se tenir à l’entrée des artistes et forcer son chemin jusqu’auprès des acteurs-directeurs, sans se faire violence et sans être suppliciée par une souffrance illogique peut-être – car il se peut que la chasteté ne soit qu’un tabou, inventé par certaines sociétés pour des causes inconnues – mais qui n’en était pas moins inévitable. La chasteté avait alors, elle a même encore maintenant, une importance religieuse dans la vie d’une femme, et elle s’est à ce point enveloppée de nerfs et d’instincts que pour la détacher et l’amener à la lumière du jour il faudrait un courage des plus rares. Une vie libre, à Londres, au XVIe siècle, aurait impliqué pour une femme poète et auteur dramatique une tension nerveuse et un déchirement tels qu’ils l’auraient sans doute tuée. Eût-elle survécu, tout ce qu’elle eût écrit, découlant d’une imagination faussée et morbide, en eût été déformé et contrefait. Et sans doute, pensai-je, regardant le rayon où ne se trouvent point de pièces écrites par des femmes, n’aurait-elle pas signé ses œuvres. Ce refuge de l’anonymat, elle l’aurait certainement recherché. C’est un reliquat du sens de la chasteté qui incita jusqu’au XIXe siècle les femmes à garder l’anonymat. Currer Bell{7}, George Eliot, George Sand, toutes, victimes du conflit intérieur comme en témoignent leurs écrits, cherchèrent en vain à se voiler en se servant d’un nom d’homme. Elles rendaient ainsi hommage à cette convention qui, si elle n’a pas été créée par l’autre sexe, a du moins été si fortement encouragée par lui (la plus grande gloire pour une femme est qu’on ne parle pas d’elle, disait Périclès qui était, lui, un des hommes dont on parla le plus), que toute publicité les concernant est détestable. L’anonymat court dans leurs veines. Le désir d’être voilées les possède encore. Même aujourd’hui, elles sont loin d’être aussi préoccupées que les hommes par le soin de leur gloire et, en général, peuvent passer devant une pierre tombale ou un poteau indicateur sans éprouver l’irrésistible désir d’y graver leur nom, ce à quoi Alf, Bert ou Chas sont contraints, poussés par cet instinct qui les fait grogner dès qu’ils voient passer une belle femme ou même un chien : Ce chien est à moi{8}. Et, bien entendu, il ne s’agit peut-être pas d’un chien, pensai-je, me souvenant de Parliament Square, de la Sieges-Allée et d’autres avenues ; il peut s’agir d’un lopin de terre ou d’un homme aux cheveux noirs et bouclés. C’est là l’une des plus grandes supériorités de la femme que de pouvoir passer, fût-ce à côté d’une belle négresse, sans vouloir en faire une Anglaise.
Cette femme donc, née au XVIe siècle et douée pour la poésie, était une femme malheureuse, une femme en lutte contre elle-même. Les conditions de sa vie, ses propres instincts étaient contraires à l’état d’esprit qui permet de libérer les créations du cerveau et de leur donner vie. Mais quel est donc l’état d’esprit le plus propice à l’acte de création ? me demandai-je. Peut-on avoir une idée de l’état qui favorise et rend possible cette étrange activité ? C’est alors que j’ouvris un volume contenant les tragédies de Shakespeare. Quel était l’état d’esprit de Shakespeare, par exemple, quand il écrivit Le Roi Lear et Antoine et Cléopâtre ? C’était assurément l’état d’esprit le plus favorable à la poésie qui ait jamais existé. Mais Shakespeare lui-même ne nous en a rien dit. C’est par hasard que nous savons que « jamais il n’effaçait une ligne ». À vrai dire rien jamais n’a été dit par l’artiste lui-même sur son état d’esprit, jusque, sans doute, au XVIIIe siècle.
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