Il se peut que Rousseau ait été le premier à parler de ces choses. Quoi qu’il en soit, vers le XIXe siècle, la conscience de soi s’était développée au point que décrire leurs états d’âme dans des confessions et des autobiographies devint une habitude des hommes de lettres. Ce devint aussi une coutume d’écrire leur biographie et de publier leurs lettres après leur mort. Aussi, bien que nous ne sachions rien des états d’âme de Shakespeare écrivant Le Roi Lear, nous n’ignorons rien de ceux de Carlyle élaborant la Révolution française, nous connaissons les tourments de Flaubert écrivant Madame Bovary et ceux de Keats quand il essaya de composer des poèmes malgré l’approche de la mort et l’indifférence du monde.

Et cette énorme littérature moderne de confessions et d’auto-analyses permet de déduire qu’écrire une œuvre géniale est presque toujours un exploit d’une prodigieuse difficulté. Tout semble s’opposer à ce que l’œuvre sorte entière et achevée du cerveau de l’écrivain. Les circonstances matérielles lui sont, en général, hostiles. Des chiens aboient, des gens viennent interrompre le travail ; il faut gagner de l’argent ; la santé s’altère. De plus, l’indifférence bien connue du monde aggrave ces difficultés et les rend plus pénibles. Le monde ne demande pas aux gens d’écrire des poèmes, des romans ou des histoires ; il n’a aucun besoin de ces choses. Peu lui importe que Flaubert trouve le mot juste ou que Carlyle vérifie scrupuleusement tel ou tel événement. Et, bien entendu, il ne paye point ce dont il n’a cure. C’est pourquoi l’écrivain, qu’il soit Keats, Flaubert ou Carlyle, est atteint de toutes les formes de déséquilibre et de découragement, et cela surtout pendant les années fécondes de la jeunesse. Une malédiction, un cri de douleur s’élève de leurs livres d’analyses et de confession. « Grands poètes morts dans la misère », tel est le refrain de leur chant. Si, en dépit de toutes ces difficultés, quelque chose naît, c’est miracle ; et sans doute aucun livre ne vient-il au jour aussi pur et aussi achevé qu’il fut conçu.

Mais les difficultés, pensai-je regardant les rayons vides, étaient infiniment plus terribles quand il s’agissait de femmes. Et tout d’abord il était hors de question qu’elles eussent une pièce personnelle, ne parlons pas d’une pièce tranquille ou à l’abri du bruit – à moins que leurs parents ne fussent exceptionnellement riches ou de grande noblesse – et cela jusqu’au début du XIXe siècle. Puisque leur argent de poche, qui dépendait du bon vouloir de leur père, ne suffisait qu’à leur permettre de s’habiller, elles étaient privées de ces douceurs qu’obtenaient même Keats ou Tennyson ou Carlyle, tous trois pauvres cependant : petite excursion, petit voyage en France, logement séparé qui, même assez misérable, les mettait à l’abri des exigences et des tyrannies familiales. Les difficultés matérielles auxquelles les femmes se heurtaient étaient terribles ; mais bien pires étaient pour elles les difficultés immatérielles. L’indifférence du monde que Keats et Flaubert et d’autres hommes de génie ont trouvée dure à supporter était, lorsqu’il s’agissait de femmes, non pas de l’indifférence, mais de l’hostilité. Le monde ne leur disait pas ce qu’il disait aux hommes : écrivez si vous le voulez, je m’en moque… Le monde leur disait avec un éclat de rire : Écrire ? Pourquoi écririez-vous ? C’est ici que les psychologues de Newnham et de Girton pourraient venir à notre aide, me dis-je, fixant à nouveau les espaces vides sur les rayons. Car il serait sûrement bon de vérifier l’effet du découragement sur l’esprit de l’artiste, comme j’ai vu une société laitière expérimenter sur un rat l’effet du lait ordinaire et celui du lait de première qualité : on mit deux rats dans des cages placées l’une à côté de l’autre, l’un des deux devint timide, chétif et ne grandit point ; l’autre devint luisant, hardi et gras. Eh bien, de quels aliments nourrissons-nous les femmes artistes ? me demandai-je, me rappelant, je suppose, le dîner aux prunes et à la crème. Pour répondre à ma question, je n’avais qu’à ouvrir le journal du soir et lire que lord Birkenhead est d’avis – mais vraiment je ne vais pas me donner la peine de recopier l’avis de lord Birkenhead sur les écrits des femmes. Ce que dit le doyen Inche, je n’y toucherai pas. Le spécialiste de Harley Street peut éveiller les échos de Harley Street avec ses vociférations, cela ne fera pas se dresser un cheveu de ma tête. Je veux, pourtant, citer M. Oscar Browning, parce que M. Oscar Browning fut, autrefois, un grand personnage à Cambridge et aussi examinateur à Girton et Newnham. M. Oscar Browning avait coutume de déclarer « que l’impression laissée sur son esprit après avoir parcouru n’importe quelle catégorie de copies d’examen, indépendamment des notes à leur attribuer, était celle-ci : la meilleure des femmes est intellectuellement inférieure au pire des hommes ». Après avoir ainsi parlé, M. Browning retourna dans son appartement – et c’est ce qui va suivre qui le rend aimable et fait de lui un être humain de quelque poids et majesté – il retourna dans son appartement et trouva là un garçon d’écurie étendu sur son canapé – « un vrai squelette aux joues creuses et blêmes, aux dents noires et qui ne semblait pas avoir l’entier usage de ses membres… ». « Voici Arthur, dit M. Browning, vraiment, quel beau garçon et quelle noblesse d’âme. » Ces deux tableaux m’ont toujours semblé se compléter l’un l’autre. Et, heureusement, en ce siècle de biographies, ces deux tableaux se complètent souvent, si bien que nous sommes à même d’interpréter les opinions des grands hommes non seulement d’après leurs paroles, mais aussi d’après leurs actes.

Ce contrôle est possible de nos jours, mais imaginez, il y a seulement cinquante ans, le poids d’une opinion comme celle de M. Oscar Browning sortant de la bouche d’hommes pleins d’autorité.