Et, quand le jeune étudiant eut passé avec son canot à travers ces reflets, ceux-ci se reformèrent comme s’il n’avait jamais existé. J’aurais pu rester, assise là, une journée entière, perdue dans mes pensées, dans ma méditation pour appeler la chose d’un nom plus imposant qu’elle ne mérite. J’étais comme un pêcheur qui, ayant jeté sa ligne dans une rivière, verrait cette ligne osciller parmi les reflets et les herbes, émerger ou s’enfoncer au gré de l’eau jusqu’au moment où – vous connaissez le petit déclic – une idée s’accrocherait soudain à l’hameçon : alors commenceront les précautions pour la haler, la retirer de l’eau. Hélas, posée sur l’herbe, comme elle paraît petite et insignifiante mon idée à moi. Elle est de ces poissons qu’un bon pêcheur remet à l’eau pour qu’ils grandissent et vaillent un jour la peine d’être cuits et mangés. Je ne veux pas vous ennuyer en m’attardant sur cette petite pensée : si vous y regardez de près, vous la retrouverez de vous-même au cours de ce qui suivra.

Mais si petite qu’elle fût, elle avait cependant, cette pensée, la mystérieuse propriété de toutes celles de son espèce. Replacée dans l’esprit, elle se révéla excitante et importante. Elle s’élança, s’enfonça, se précipita de-ci, de-là, suscitant un tel remous, une telle agitation intellectuelle qu’il me fut impossible de rester assise.

Je me retrouvai donc en train de marcher d’un pas rapide sur l’herbe d’une pelouse. À l’instant même une forme humaine se dressa devant moi pour me barrer le chemin. Tout d’abord, je ne compris pas que les gestes de cet objet étrange, en jaquette et chemise empesée, étaient dirigés contre moi. Le visage de cet objet exprimait l’horreur et l’indignation. L’instinct plutôt que la raison me vint en aide : l’homme était un appariteur, j’étais une femme. D’un côté il y avait du gazon, de l’autre il y avait une allée. Seuls les professeurs et les étudiants étaient admis sur le gazon ; le gravier m’était destiné. Ces pensées naquirent en une seconde. Tandis que je regagnais l’allée, les bras de l’appariteur retombèrent, son visage recouvra son calme coutumier et, bien qu’il soit plus agréable de marcher sur du gazon que sur du gravier, l’aventure en fin de compte n’était pas tragique. Je ne pouvais porter contre les professeurs et les étudiants de cette université indéterminée qu’une seule accusation : celle d’avoir, pour protéger leur gazon tondu depuis trois cents ans, fait fuir mon poisson.

Je ne parvenais plus à me rappeler l’idée qui m’avait poussée à mon audacieuse transgression. L’esprit de paix descendait du ciel comme un nuage – car si l’esprit de paix demeure en quelque lieu, c’est bien dans les cours et quadrilatères d’Oxbridge par une belle matinée d’octobre. Tandis que j’errais à travers les bâtiments de l’université, au-delà des halls vétustes, j’eus l’impression que le temps présent perdait de sa rudesse : mon corps semblait enfermé dans une merveilleuse chambre de verre où nul bruit ne pouvait pénétrer, et mon esprit, délivré de tout contact avec les faits – à moins de violer de nouveau le gazon ! – libre de s’arrêter à telle ou telle méditation, était en harmonie avec l’instant. Comme par hasard, le souvenir fortuit d’une tentative de retour à Oxbridge pour les grandes vacances me fit penser à Charles Lamb. À vrai dire de tous les morts (je vous livre mes pensées comme elles me vinrent) Lamb est un des plus sympathiques ; c’est quelqu’un à qui on eût aimé dire : « Racontez-moi comment vous avez écrit vos essais ? », car ces essais, pensais-je, à cause des fougueux éclats d’imagination, éclairs éclatants de génie qui les traversent et les laissent comme tavelés et imparfaits, mais étoilés de poésie, sont supérieurs à ceux de Max Beerbohm, malgré la perfection de ces derniers. Lamb vint donc à Oxbridge, il y a cent ans environ. Il y écrivit certainement un essai – dont le nom m’échappe – concernant le manuscrit d’un poème de Milton qu’il y découvrit. Peut-être s’agissait-il de Lycidas, et Lamb dit à quel point l’indignait la pensée que le moindre mot de Lycidas eût pu être différent de ce qu’il est. Imaginer Milton en train de changer les mots de ce poème lui semblait une sorte de sacrilège. Tout cela me conduisit à me remémorer, dans la mesure du possible, Lycidas, et je m’amusai à deviner quel mot Milton aurait pu changer et pourquoi il l’aurait fait. Je me souvins alors que le manuscrit consulté par Lamb ne se trouvait qu’à quelques centaines de mètres de moi, si bien qu’il m’était possible de suivre les traces des pas de Lamb à travers ce quadrilatère jusqu’à la fameuse bibliothèque où l’on conserve le trésor en question. Tandis que je passais à l’exécution de mon projet, je me souvins que, dans cette fameuse bibliothèque, le manuscrit d’Esmond de Thackeray se trouvait lui aussi. Les critiques disent souvent que Esmond est le plus parfait des romans de Thackeray. Mais l’affectation de son style, imitation de celui du XVIIIe siècle, cause, pour autant que je me souvienne, un certain malaise – à moins que ce style « XVIIIe siècle» ne soit naturel à Thackeray, chose qu’on pourrait constater en consultant le manuscrit et en vérifiant si les modifications apportées l’ont été au profit du style ou du sens.