Mais il faudrait alors préciser ce qu’est le style et ce qu’est le sens, question qui… mais me voilà bel et bien devant la porte qui mène à la bibliothèque. J’ai dû la pousser, cette porte, car à l’instant même surgit, tel un ange gardien qui me barrerait le chemin en agitant sa robe noire au lieu d’ailes blanches, un monsieur à l’air aimable et un peu désinvolte, aux cheveux d’argent. Tout en me faisant signe de reculer, il exprime à voix basse son regret de ce que les dames ne soient admises à la bibliothèque qu’accompagnées d’un professeur de l’université, ou pourvues d’une lettre de recommandation.
Avoir été maudite par une femme, la chose est sans importance pour une bibliothèque de grande réputation. Vénérable et calme, ses trésors bien abrités dans son sein, elle dort béatement et, en ce qui me concerne, continuera de le faire éternellement. Jamais je ne réveillerai ses échos, jamais je ne redemanderai son hospitalité, j’en fis le serment alors que, tout irritée, je descendais son escalier. Cependant, il me restait une heure avant de déjeuner – et que pouvais-je bien faire ? Flâner dans les prés ? M’asseoir au bord de la rivière ? Certes, cette matinée d’automne était délicieuse. Les feuilles tombaient au sol en un tournoiement rouge. Je pouvais aisément faire ceci ou cela. Mais des sons musicaux vinrent frapper mes oreilles. On devait célébrer quelque office ou quelque cérémonie commémorative. L’orgue gémissait avec magnificence tandis que j’avançais. Jusqu’à l’affliction chrétienne qui, dans cet air serein, résonnait plutôt comme un vague souvenir d’affliction que comme l’affliction elle-même, jusqu’aux lamentations du vieil orgue qui semblaient enveloppées de paix. Même si j’en avais eu le droit, je n’aurais eu aucun désir d’entrer dans cette chapelle ; mais aurais-je eu cette envie, le bedeau m’eût peut-être arrêtée, me demandant mon certificat de baptême ou une lettre de recommandation du doyen. Mais l’extérieur de ces magnifiques bâtiments est souvent aussi beau que leur intérieur. Ajoutez qu’il était assez amusant de regarder les membres de l’assemblée se réunir, entrer et sortir, s’affairer à la porte de la chapelle telles des abeilles devant une ruche. Beaucoup d’entre eux portaient la toque et la robe ; quelques-uns avaient des touffes de fourrure sur les épaules, d’autres étaient poussés dans des fauteuils roulants ; d’autres encore, bien qu’à peine d’âge moyen, à force d’être pliés et écrasés, affectaient des formes si singulières qu’on ne pouvait s’empêcher de penser à ces écrevisses et à ces crabes géants qui, dans un aquarium, se soulèvent avec difficulté pour cheminer sur le sable. Tandis que je m’appuyais contre le mur, l’université ressemblait vraiment à un musée où l’on conserve des spécimens rares qui seraient vite ridicules s’il leur fallait se lancer dans la lutte pour la vie sur le pavé du Strand. De vieilles histoires concernant de vieux doyens et de vieux professeurs me revinrent à l’esprit, mais avant que j’eusse trouvé le courage de siffler – on disait, dans le temps, qu’au son du sifflet le vieux professeur X… prenait immédiatement le galop –, la vénérable congrégation était dans la chapelle. L’extérieur de la chapelle est ancien. Comme vous le savez, ses dômes et ses faîtes élevés – illuminés la nuit et visibles alors à une distance de plusieurs milles au-delà des collines – ressemblent à un voilier qui naviguerait toujours et n’arriverait jamais.
Jadis, sans doute, ce quadrilatère couvert de pelouses lisses, de bâtiments massifs et d’une chapelle, était un marécage où l’herbe ondulait, où les porcs fouillaient le sol de leur groin. Des attelages de chevaux et de bœufs, pensais-je, ont dû amener, dans des charrettes, des pierres provenant de comtés lointains puis, en un interminable effort, ces masses grises qui m’abritaient alors de leur ombre, furent posées comme il le fallait les unes au-dessus des autres, puis les peintres apportèrent des vitraux et des fenêtres, et les maçons s’affairèrent pendant des siècles sur ce toit avec du mastic et du ciment, des bêches et des truelles.
Tous les samedis, quelqu’un avait dû vider dans leurs mains anciennes l’or ou l’argent d’une bourse de cuir, car ces hommes, sans doute, buvaient de la bière et jouaient aux quilles le soir. Un flot ininterrompu d’or et d’argent, pensais-je, avait dû couler dans ces cours pour que des pierres y parvinssent et que des maçons y travaillassent à niveler, à creuser des rigoles et à drainer. Mais cette époque était l’âge de la foi et l’argent fut versé en abondance pour qu’on posât ces pierres sur des fondations profondes, puis les murs une fois élevés, les rois, les reines et les grands seigneurs, prélevant de l’argent sur leurs cassettes, versèrent d’immenses sommes pour s’assurer qu’on chanterait des hymnes en ces lieux et qu’on y instruirait des étudiants. On octroya des terres, on paya des dîmes et quand fut passé l’âge de la foi et que vint l’âge de la raison, le même flot d’or et d’argent continua de déferler. On fonda des chaires ; on dota des maîtrises de conférences ; les flots d’or et d’argent ne provenaient plus alors des cassettes royales mais des coffres de négociants et d’industriels, d’hommes qui avaient édifié – disons leur fortune – sur l’industrie et restituaient, par testament, une part généreuse de cette fortune pour doter de plus de chaires, de plus de maîtrises, de plus de fondations, l’université où ils avaient appris leur métier. D’où, bibliothèques et laboratoires ; d’où, observatoires ; d’où, matériel magnifique, composé d’instruments coûteux et délicats rangés maintenant derrière des vitrines, à l’endroit même où, quelques siècles plus tôt, l’herbe ondulait et les porcs fouillaient le sol de leur groin.
Certes, lors de ma flânerie dans cette cour, les fondations d’or et d’argent me semblèrent profondes ; le dallage me parut solidement posé sur les herbes sauvages.
Des hommes portant des plateaux sur la tête s’affairaient d’escalier en escalier. Des fleurs éclatantes s’épanouissaient dans des caisses placées aux fenêtres. De l’intérieur des chambres me parvenaient les sons d’un phonographe. Impossible de ne pas réfléchir – mais ma réflexion fut coupée net. L’horloge sonna.
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