Était-il né ainsi ou avait-il perdu sa queue dans un accident ? De tels chats, il en existe, paraît-il, dans l’île de Man, sont plus rares qu’on ne pense. Ce sont des animaux bizarres, étranges plutôt que beaux, c’est curieux quelle différence une si petite chose peut faire – vous savez, le genre de propos qu’on tient à la fin d’un déjeuner, quand les gens reprennent leurs manteaux et leurs chapeaux.
Ce déjeuner, grâce à l’hospitalité de l’hôte, s’était prolongé tard dans l’après-midi. La belle journée d’octobre s’en allait doucement et les feuilles tombaient des arbres dans l’avenue, tandis que je la remontais. Les portes, les unes après les autres, semblaient se fermer doucement et définitivement. Derrière moi, d’innombrables appariteurs adaptaient d’innombrables clefs à des serrures bien huilées ; la maison au trésor était mise à l’abri pour une nouvelle nuit. Après l’avenue, on débouche sur une route – dont j’ai oublié le nom – qui vous mène, si vous tournez à droite, à Fernham. Mais j’avais encore du temps devant moi. Le dîner ne devait avoir lieu qu’à sept heures et demie. Nous aurions presque pu nous passer de dîner après ce déjeuner. La façon dont un fragment de poésie agit sur l’esprit et rythme le mouvement des jambes est étrange. Ces mots :
Une larme splendide est tombée,
De la fleur passion de la grille.
Elle vient ma colombe, ma chérie…
Ces mots chantaient dans mon sang, tandis que je me dirigeais d’un pas rapide vers Headingley. Alors, attaquant une autre mesure, je chantai, parvenue à l’endroit où le barrage fait bouillonner l’eau :
Mon cœur est comme un oiseau qui chante
Et dont le nid est dans la jeune branche humide,
Mon cœur est comme un pommier…
Quels poètes, m’écriai-je bien haut, comme l’on fait au crépuscule, quels poètes furent ces gens-là. Mue par une sorte d’amour-propre, je suppose, concernant notre propre siècle, malgré l’absurdité de ce jeu de comparaisons, je continuai de me demander si l’on pouvait citer deux poètes vivants, aussi grands pour notre temps qu’Alfred Tennyson et Christina Rossetti le furent pour le leur. De toute évidence, pensai-je, plongeant mes regards dans les eaux écumantes, toute comparaison est impossible. Si cette poésie provoque en nous un tel abandon, un tel ravissement, c’est qu’elle célèbre des sentiments que nous avons l’habitude d’éprouver (que nous éprouvions peut-être aux grands déjeuners d’avant-guerre), de sorte que nous répondons aisément, familièrement, à ces sentiments, sans nous donner la peine de les contrôler ou de les comparer à ceux que nous éprouvons à présent. Mais les poètes vivants expriment un sentiment né et comme arraché de nos entrailles. Nous ne le reconnaissons pas tout d’abord ; souvent, pour une cause ou pour une autre, ce sentiment nous fait peur, nous le surveillons attentivement et le comparons avec jalousie et méfiance au vieux sentiment déjà éprouvé. C’est pourquoi la poésie moderne nous semble difficile et en raison de cette difficulté même nous ne pouvons nous souvenir de plus de deux vers de l’un quelconque des bons poètes modernes. Et c’est pourquoi, ma mémoire me faisant défaut, mon raisonnement tourna court faute de matière. Mais, continuai-je, me dirigeant toujours vers Headingley, pourquoi avons-nous cessé de fredonner à voix basse aux déjeuners ? Pourquoi Alfred ne chante-t-il plus :
Elle vient, ma colombe, ma chérie.
Pourquoi Christina ne répond-elle plus :
Mon cœur est plus heureux que tous
Car mon amour est auprès de moi.
Accuserons-nous la guerre de ce changement ? Au premier coup de canon, en 1914, les visages des hommes et des femmes se sont-ils montrés, aux yeux les uns des autres, dans une telle nudité que le romanesque en fut tué ? Certes, voir les visages de nos chefs à la lueur des bombardements nous causa un choc terrible – surtout à nous, les femmes, avec nos illusions sur l’éducation, etc. Allemands, Anglais, Français, ces chefs avaient l’air hideux, stupides. Que la faute de ce changement revienne à ceci ou à cela, l’illusion qui inspirait à Tennyson et Christina Rossetti des chants si passionnés est infiniment plus rare aujourd’hui qu’alors. Il suffit de lire, de regarder, d’écouter, de se souvenir. Mais pourquoi parler de « faute » ? S’il s’agissait d’une illusion, pourquoi ne pas louer la catastrophe, quelle qu’elle fût, qui la détruisit et la remplaça par la vérité. Car la vérité… ces points de suspension marquent l’endroit où, en quête de la vérité, je dépassai la route de Fernham. Oui, à vrai dire, qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce que l’illusion ? me demandai-je. Quelle est, par exemple, la vérité de ces maisons, en ce moment obscures et solennelles avec leurs fenêtres rouges au crépuscule, mais qui, à neuf heures du matin, furent brutales, rouges et sordides, avec leurs transpirations et leurs lacets de chaussures. Et ce saule, et cette rivière, et ces jardins qui descendent vers la rivière et que la brume qui les effleure rend imprécis, mais que dore et rougit cependant l’éclat du soleil – où est, en ce qui les concerne, la vérité ou l’illusion ? Je vous fais grâce des tours et détours de mes réflexions, car je ne trouvai point de conclusion sur la route de Headingley, et je vous prie de supposer que je réparai rapidement l’erreur que j’avais commise au croisement de route et retournai sur mes pas pour me rendre à Fernham.
Comme je vous l’ai déjà dit, c’était un jour d’octobre. Je ne veux pas risquer de perdre votre estime, ni mettre en danger ce joli mot de « fiction » en changeant de saison et en décrivant des lilas pendant au-dessus des murs des jardins, des roses, des tulipes ou d’autres fleurs printanières. La fiction doit adhérer aux faits, et plus vrais sont les faits, meilleure est la fiction – c’est ce que l’on nous dit.
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