C’est pourquoi nous continuons d’être en automne, c’est pourquoi les feuilles continuent d’être jaunes et de tomber, peut-être même un peu plus vite qu’auparavant, car voici que le soir est venu (sept heures trente-trois, pour être précise) et une brise (du sud-ouest, pour être exacte) s’est levée. Néanmoins, quelque chose ne tournait pas rond.
Mon cœur est comme un oiseau qui chante,
Et dont le nid est dans la jeune branche humide,
Mon cœur est comme un pommier,
Dont les branches ploient sous les fruits serrés.
Les mots de Christina Rossetti étaient peut-être partiellement responsables du délire d’imagination – car il ne s’agissait bien entendu que d’imagination – qui me fit voir des lilas balançant leurs fleurs au-dessus des murs de jardins, des papillons couleur soufre, s’enfuyant de-ci, de-là, des poussières de pollen volant dans les airs. Le vent souffla en provenance de je ne sais où, soulevant les feuilles à demi écloses, si bien qu’une sorte d’éclair gris argent traversa les airs. Nous étions entre chien et loup. C’était l’instant entre chien et loup où les couleurs s’exaspèrent, où les violets et les ors enflamment, comme les battements d’un cœur impressionnable, les carreaux des fenêtres. C’était le moment où la beauté du monde, éclatante mais prête à périr – ici j’entrai dans le jardin, car la porte en avait été imprudemment laissée ouverte et, selon toute apparence, il n’y avait pas d’appariteurs dans les alentours –, montre ses deux visages : visage riant et visage d’angoisse, qui partagent également notre cœur. Les jardins de Fernham s’étendaient devant moi dans le crépuscule printanier, sauvages et accessibles ; des jonquilles et des jacinthes, comme négligemment éparses, jonchaient l’herbe haute ; ces fleurs, qui n’eussent sans doute pas été dans un ordre parfait par le temps le plus beau, à présent pliées sous le vent, ondulaient et tiraient sur leurs racines. Les fenêtres de l’édifice, fenêtres incurvées comme celles des bateaux, entre leurs abondantes vagues de briques rouges, passaient du citron à l’argent sous le vol des rapides nuages printaniers.
Quelqu’un était dans un hamac ; quelqu’un (mais dans cette lumière les êtres n’étaient que des fantômes, mi-devinés, mi-vus) traversa en courant la pelouse – personne n’allait-il l’en empêcher ? – puis apparut soudain – comme si elle sortait un instant pour prendre un peu d’air, pour jeter un coup d’œil sur le jardin, une silhouette courbée, formidable et humble cependant avec son large front et sa robe usée – ce pouvait-il être la fameuse érudite J. H… en personne ? Tout semblait obscurci et cependant intense, comme si l’écharpe que le crépuscule avait jetée sur le jardin eût soudain été coupée en deux par une étoile ou par une épée – l’éclair de quelque terrible réalité jaillissant comme à l’accoutumée du printemps même. Car la jeunesse…
On apporta la soupe. Le dîner était servi dans un grand réfectoire. Bien loin de nous trouver au printemps, c’était une soirée d’octobre. Tout le monde était réuni dans la grande salle à manger. Le dîner était prêt. On apportait la soupe. C’était un simple bouillon. Ce qui n’était pas pour exciter l’imagination. S’il y avait eu un quelconque dessin au fond de mon assiette, on eût pu le voir à travers le liquide transparent. Mais aucun dessin ne se trouvait dans l’assiette qui était tout unie. Puis l’on servit du bœuf aux légumes verts et des pommes de terre, trinité familiale qui suggérait les croupes de bestiaux dans un marché boueux, les choux de Bruxelles frisés et jaunis sur les bords, les marchandages et les occasions, et les femmes porteuses de filets à provisions le lundi matin. Il n’y avait aucune raison de se plaindre de ce pain quotidien de l’humaine condition, puisque les quantités étaient suffisantes et que les mineurs, sans aucun doute, s’attablent devant bien moins. Des pruneaux et de la crème suivirent. Et si quelqu’un se plaint que les pruneaux, même accompagnés de crème, sont des produits bien peu charitables – car assurément fibreux comme un cœur d’avare, exsudant un liquide qui pourrait circuler dans les veines d’un avare qui se serait refusé le vin et la chaleur quatre-vingts ans durant sans pour autant faire l’aumône, ce ne sont pas là de vrais fruits –, il devrait penser qu’il y a des gens dont la charité embrasse même les pruneaux. Puis vinrent du fromage et des biscuits ; le pot à eau alors circula généreusement, car il est dans la nature des biscuits d’être secs et ceux-ci étaient biscuits jusqu’en leurs moindres parcelles ; puis ce fut tout. Le repas était terminé. Les chaises repoussées raclèrent le sol, les portes ouvertes et refermées claquèrent violemment ; bientôt la grande salle ne montra plus la moindre trace de nourriture et fut prête, j’en suis sûre, à recevoir le petit déjeuner du matin suivant.
À travers des couloirs et des escaliers, la jeunesse anglaise chahutait et chantait. Était-ce donc à une invitée, à une étrangère (car je n’avais pas plus de droits ici, à Fernham, qu’à Trinity ou à Somerville, ou à Girton, ou à Newnham, ou à Christchurch), était-ce donc à une étrangère de dire : « Le dîner n’était pas bon », ou bien (nous étions alors, Mary Seton et moi, dans le salon) : « N’aurions-nous pas pu dîner seules ici ? » Si j’avais dit quelque chose de ce genre, j’aurais fouillé et sondé l’économie cachée d’une maison qui présente aux étrangers une belle façade de gaieté et de courage. Non, ce n’était pas chose à dire. Au vrai, la conversation languit un moment. La structure humaine étant ce qu’elle est, cœur, corps et cerveau mêlés les uns aux autres et non pas disposés dans des compartiments séparés, comme il en sera sans doute d’ici un million d’années, un bon dîner est d’une grande importance pour une bonne conversation. On ne peut ni bien penser, ni bien aimer, ni bien dormir, si on n’a pas bien dîné.
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