Car, pour permettre de faire des donations à une université, il eût fallu supprimer des familles entières. Édifier une fortune et mettre au monde treize enfants, voilà ce qui est au-dessus des forces humaines. Considérons, tout d’abord, les faits. Il faut neuf mois avant que naisse un bébé. Puis il y a la naissance du bébé, puis trois ou quatre mois passés à nourrir le bébé. Après le sevrage on peut compter sur cinq années passées à jouer avec le bébé. Car il semble qu’on ne puisse pas laisser les enfants se débrouiller seuls dans les rues. Les gens qui les ont vus se débrouiller seuls, en Russie, disent que ce n’est pas là un spectacle bien agréable. On dit aussi que la nature humaine se forme entre la première et la cinquième année. Si Mrs. Seton, dis-je, alors, avait gagné de l’argent, quels souvenirs auriez-vous de jeux et de disputes ? Qu’auriez-vous su de l’Écosse, et de la qualité de son air, de ses gâteaux et de tout ce qui s’ensuit ? Inutile de poser ces questions puisque alors vous ne seriez jamais venue au monde. Ajoutons qu’il est inutile aussi de se demander ce qui serait arrivé si Mrs. Seton et sa mère et la mère de sa mère avaient amassé une grande fortune et l’avaient déposée sous les fondations des universités et des bibliothèques, parce que, primo, il leur était impossible de gagner de l’argent, et que, secundo, si cela leur avait été possible, la loi leur ôtait le droit de posséder ce qu’elles gagnaient. Ce n’est que depuis quarante-huit ans que Mrs. Seton possède un sou qui soit à elle. Il y a quarante-huit ans, cet argent aurait été la propriété de son mari – ce qui peut-être a joué son rôle dans le fait que Mrs. Seton, sa mère et ses aïeules n’approchèrent pas de la Bourse. Chaque sou que je gagnerais, pouvaient-elles se dire, mon mari le prendrait et en disposerait selon sa sagesse, peut-être pour créer une chaire ou une bourse à Balliol ou à Kings ; de sorte que, gagner de l’argent, si c’était possible, ne m’intéresserait guère. Je fais mieux de laisser ce soin à mon mari.
De toute façon, et que la faute en fût ou non à la vieille dame qui regardait l’épagneul, il est certain que pour une raison ou une autre, nos mères ont mal géré leurs affaires. Pas un sou ne pouvait être épargné par elles en vue du superflu, des perdreaux et du vin, des appariteurs et de la pelouse, des livres et des cigares, des bibliothèques et du loisir. Élever des murs nus sur de la terre nue était le maximum qu’elles pussent faire.
C’est ainsi que nous parlions, debout auprès de la fenêtre, tout en plongeant nos regards comme des milliers d’autres êtres le font chaque nuit, sur les dômes et les tours de la fameuse cité étalée sous nos yeux. Elle était pleine de beauté et de mystère en ce clair de lune d’automne. Ses vieilles pierres semblaient toutes blanches et vénérables. On pensait à tous les vieux livres qui y sont rassemblés, aux portraits de vieux prélats et d’hommes célèbres pendus dans ses salles lambrissées ; à ses vitraux colorés qui projettent des sphères et des croissants étranges sur les trottoirs, à ses fontaines, à ses pelouses et à ses salles tranquilles. Et (pardonnez-moi cette pensée) je pensais aussi à ses admirables cigarettes, à ses admirables boissons, à ses profonds fauteuils et à ses agréables tapis, à l’urbanité, à la cordialité, à la dignité qui sont filles du luxe, de l’intimité et de l’espace. Certes, nos mères ne nous avaient pourvues de rien qui fût comparable à ces choses – nos mères qui trouvaient si difficile de réunir trente mille livres, nos mères qui donnaient treize enfants aux ministres du culte de Saint Andrews.
Je m’en retournai à mon auberge et, tout en marchant le long des rues sombres, je réfléchissais à une chose et à une autre, comme on le fait d’habitude à la fin d’une journée de travail. Je me demandais pourquoi Mrs. Seton n’avait pas pu nous laisser d’argent, et quel était l’effet produit sur l’esprit par la pauvreté ; et je pensais à ces étranges vieux messieurs, porteurs de touffes de fourrure sur leurs épaules, que j’avais vus le matin, et je me souvins de la façon dont l’un d’eux se mettait à courir au premier coup de sifflet ; et je pensais à l’orgue qui faisait retentir la chapelle de ses accents et aux portes fermées de la bibliothèque ; et je pensais qu’il est bien désagréable d’être enfermé au-dehors ; puis je pensais qu’il est pire peut-être d’être enfermé dedans ; et, pensant à la sûreté et à la prospérité d’un sexe et à la pauvreté et à l’insécurité de l’autre et à l’effet de la tradition et du manque de tradition sur l’esprit d’un écrivain, je pensai enfin qu’il était temps de rouler en boule la vieille peau ratatinée de cette journée, avec ses raisonnements et ses impressions, et sa colère et ses rires, et de la jeter dans la haie. Mille étoiles brillaient dans la solitude du ciel bleu. On se sentait comme seul en compagnie d’une société impénétrable. Tous les êtres humains étaient endormis, étendus sur le ventre, horizontalement, sans voix. Nul ne bougeait, semblait-il, dans les rues d’Oxbridge. La porte de l’hôtel s’ouvrit brusquement sous l’action d’une main invisible – nul garçon ne veillait pour me conduire, lumière à la main, jusqu’à ma chambre, tant il était tard.
Chapitre 2
La scène (s’il m’est permis de vous demander de me suivre), la scène changea. Les feuilles tombaient toujours, mais à Londres et non plus à Oxbridge, et je dois vous demander de vous représenter une chambre, comme des milliers d’autres, avec une fenêtre donnant sur d’autres fenêtres, par-dessus des chapeaux, des gens, des voitures de déménagement et des automobiles, et, sur la table de la chambre, une feuille de papier blanc sur laquelle, en grosses lettres, sont écrits ces mots : LES FEMMES ET LE ROMAN, rien d’autre. La suite inévitable du déjeuner et du dîner d’Oxbridge semblait malheureusement devoir être une visite à la bibliothèque du British Museum.
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