La petite lampe de l’épine dorsale ne s’allume pas au bœuf et aux pruneaux. « Sans doute » allons-nous tous au ciel et « nous espérons » rencontrer Van Dyck au coin de la rue – voilà l’état d’esprit hésitant et mesquin qu’au bout d’une journée de travail produit l’accouplement du bœuf et des pruneaux.

Grâce au ciel, mon amie, qui était professeur de sciences, possédait un buffet où se trouvait une bouteille pansue et quelques verres (mais il aurait fallu des soles et des perdreaux pour commencer), si bien que nous fûmes capables de faire reprendre le feu et de réparer quelques-uns des dommages causés par cette journée. Une minute plus tard, nous nous mouvions parmi ces objets de curiosité et d’intérêt qui se forment dans l’esprit en l’absence d’une certaine personne et dont il est tout naturel de discuter, dès qu’on rencontre cette personne : un tel est marié, tel autre ne l’est pas ; un tel pense ceci, tel autre cela ; un tel a si bien réussi qu’il n’est plus reconnaissable ; un tel, chose stupéfiante, a mal tourné – et les méditations sur la nature humaine et sur le caractère de cet étrange univers dans lequel nous vivons surgissent tout naturellement de ces pensées. Tandis que sur un mode ou sur un autre nous discourions de ces choses, je perçus cependant à ma confusion qu’une sorte de courant s’installait de son propre chef et entraînait tout vers ses propres fins. Nous pouvions parler de l’Espagne, ou du Portugal, de livres ou de courses de chevaux, le véritable intérêt de tout ce que nous disions n’était pas dans ces choses, mais dans le spectacle des maçons qui s’affairaient sur un toit, élevé il y a quelque cinq siècles de cela. Des rois et des nobles apportaient des trésors dans d’énormes sacs qu’ils déversaient sur la terre. Ce spectacle devenait pour toujours vivant en moi et se plaçait aux côtés de celui créé par un certain nombre de vaches, un marché boueux et des légumes fanés et les cœurs fibreux des vieillards – ces deux scènes, si incohérentes et décousues et absurdes qu’elles fussent, se rejoignaient pour l’éternité, se combattaient et me tenaient sous leur emprise.

Il ne me restait plus, si je voulais voir se décomposer notre conversation, qu’à exposer au grand jour ce qui se trouvait dans mon esprit et qui ensuite s’évanouirait peut-être, se dissiperait en poussière comme la tête du roi mort quand, à Windsor, on ouvrit son cercueil. Bref, je parlai à miss Seton des maçons, qui avaient travaillé tant d’années sur le toit de la chapelle, et des rois, des reines et des seigneurs qui, sur leurs épaules, portaient des sacs d’or et d’argent qu’ils jetaient par pelletées dans la terre ; puis des seigneurs de la finance de notre temps, qui vinrent déposer chèques et titres à l’endroit même où, selon moi, les autres avaient déposé lingots et blocs d’or brut. Pierre et or et titres gisent sous les bâtiments de l’université, dis-je ; mais le bâtiment où nous sommes assises en ce moment, qu’est-ce donc qui repose sous ses magnifiques briques rouges et sous les herbes sauvages de son jardin à l’abandon ? Quelle force réside derrière la vaisselle nue dans laquelle on a servi notre dîner ? Et (ces mots s’échappèrent de ma bouche avant qu’il me fût possible de les arrêter) derrière le bœuf, la crème et les pruneaux ?

— Eh bien, dit Mary Seton, vers l’an 1860… Oh ! Mais vous connaissez l’histoire, dit-elle, excédée, je suppose, par le récit à faire.

Et elle me raconta qu’on loua des salles, qu’on réunit des comités, qu’on envoya des enveloppes, qu’on rédigea des circulaires, qu’on tint des assemblées, qu’on lut des lettres à haute voix : un tel promettait de donner tant et tant. M. X… refusait sa participation. La Saturday Review avait été très désagréable. Comment pourrons-nous réunir un fonds pour payer les bureaux ? Organiserons-nous une vente de charité ? Ne pourrions-nous trouver une belle jeune fille à placer au premier rang ? Cherchons ce que John Stuart Mill a dit à ce sujet. Quelqu’un peut-il décider le rédacteur en chef du…….. à imprimer une lettre ? Pouvons-nous obtenir que lady……. la signe ? Lady……. n’est pas en ville. C’est ainsi, sans doute, qu’on procéda il y a quelque soixante ans, et ces choses coûtèrent de gros efforts et beaucoup de temps. Et ce ne fut qu’après une longue lutte et avec la plus grande difficulté qu’on put réunir trente mille livres{2}. Il est donc clair, me dit-elle, que nous ne pouvons avoir ni vin, ni perdreaux, ni domestiques portant des plateaux d’étain sur leurs têtes. Nous ne pouvons avoir ni canapés ni chambres individuelles : « Le superflu, dit-elle, citant je ne sais plus quel livre, doit attendre{3}. »

À la pensée de toutes ces femmes travaillant des années durant et trouvant qu’il est difficile de réunir deux mille livres, et faisant ce qu’elles pouvaient pour réunir trente mille livres, notre mépris pour la répréhensible pauvreté de notre sexe éclata. Qu’avaient donc fait nos mères pour ne pouvoir nous laisser le moindre bien ? Elles se poudraient le nez ? Regardaient les devantures des magasins ? Se pavanaient au soleil de Monte-Carlo ? Il y avait quelques photographies sur la cheminée. Il se peut que la mère de Mary – si c’était bien là son portrait – ait été une propre à rien en ses instants de loisirs (elle avait donné treize enfants à un ministre du culte) mais, dans ce cas, sa vie de joie et de dissipation n’avait laissé que peu de traces sur son visage. C’était une personne sans façon ; une vieille dame au châle écossais retenu par une broche en camée ; elle était assise dans un fauteuil d’osier et incitait un épagneul à regarder l’appareil, avec cette expression amusée, mais contrainte, de celle qui est sûre que le chien bougera dès qu’on appuiera sur la poire. Or si cette femme s’était lancée dans les affaires, si elle était devenue un fabricant de soie artificielle ou un magnat de la bourse, si elle avait laissé deux ou trois cent mille livres à Fernham, nous aurions pu être assises confortablement ce soir et le sujet de notre conversation aurait été l’archéologie, la botanique, l’anthropologie, la physique, la nature de l’atome, les mathématiques, l’astronomie, la relativité, la géographie. Si Mrs. Seton et sa mère, et la mère de sa mère avaient appris le grand art de gagner de l’argent, si elles avaient, comme leurs pères et leurs grands-pères, fait des legs destinés à la création de chaires ou de maîtrises de conférences, et de prix, et de bourses affectées à une personne de leur propre sexe, nous aurions pu dîner seules ici, de façon très acceptable, avec un perdreau et une bouteille de vin ; nous aurions pu, sans pour cela faire preuve d’une confiance exagérée, escompter une vie agréable et honorable à l’abri d’une profession généreusement rétribuée. Nous aurions pu explorer ou écrire ; flâner à travers les lieux les plus vénérables de cette terre ; rester en contemplation, assises sur les marches du Parthénon, ou nous rendre à dix heures au bureau, puis rentrer tranquillement chez nous à quatre heures et demie pour écrire un petit poème. Si seulement Mrs. Seton et ses semblables s’étaient lancées dans les affaires dès l’âge de quinze ans, il n’y aurait pas eu, c’est là qu’est la paille de mon raisonnement, il n’y aurait pas eu de Mary. Je demandai à Mary ce qu’elle pensait de cela. Entre les rideaux, nous voyions la nuit d’octobre, calme et délicieuse, avec une ou deux étoiles prisonnières dans les arbres jaunissants. Mary était-elle disposée à renoncer à sa part de jeux et de disputes, là-haut, dans cette Écosse qu’elle ne cesse pas de prôner pour la finesse de son air et la qualité de ses gâteaux, à renoncer à ses souvenirs (car ils avaient été une famille heureuse, bien que nombreuse) afin que Fernham fût doté de cinquante mille livres environ d’un seul trait de plume.